29.3.19
6.8.16
2.5.16
(EXTRAITS CHOISIS)
Je regarde autour de moi : je vois un siècle, un monde, une jeunesse, qui ne cessent de parler de dignité humaine, d’émancipation, de liberté. Ces mots, vides de sens, ou pleins d’un sens mauvais, rendent le siècle, le monde, la jeunesse, ingouvernables. Impatients du joug de toute autorité divine, sociale, civile, paternelle, ils s’en vont répétant à tout ce qu’ils rencontrent : Respectez-moi.
Très bien ; mais, si tu veux être respecté, commence par te respecter. Le respect des autres pour nous se mesure à celui que nous avons pour nous-même. La cruauté, l’hypocrisie, la débauche, le vice doré, ganté, fardé, empanaché, éperonné, couronné, peut inspirer la crainte : obtenir le respect, jamais. Or, l’homme actuel, jeune homme ou vieillard, qui ne fait plus le signe de la croix, se respecte-t-il ? Faisons un essai d’autopsie.
La plus noble partie de l’homme, c’est son âme et la plus noble faculté de son âme, c’est l’intelligence. Vase précieux, façonné de la main de Dieu même pour recevoir la vérité, rien que la vérité : tout ce qui n’est pas la vérité le souille et le profane. L’homme actuel respecte-t-il son intelligence ? Est-ce la vérité qu’il y dépose ? Il n’a que du dégoût pour les sources pures d’où elle découle. Oracles divins, sermons, livres d’ascétisme ou de philosophie chrétienne, lui donnent des nausées.
Si tu descends dans cette intelligence baptisée, tu te croiras dans une boutique de bric-à-brac. Là, tu trouves entassés pêle-mêle des ignorances, des billevesées, des frivolités, des préjugés, des mensonges, des erreurs, des doutes, des objections, des négations, des impiétés, des niaiseries, des riens. Triste spectacle, qui me rappelle l’autruche morte dernièrement à Lyon. Tu sais qu’à l’autopsie, un des estomacs du stupide animal a présenté un vrai magasin de vieille ferraille, de bouts de corde et de bouts de bois. Voilà de quoi nourrit son intelligence l’homme qui ne fait plus le signe de la croix. Voilà de quelle manière il la respecte.
Et son coeur ? Dispense-moi, cher Frédéric, de t’en révéler les ignominies. Au lieu de se faire en haut, ses mouvements se font en bas. Au lieu de s’élever comme l’aigle, il rampe comme la chenille. Au lieu de se nourrir comme l’abeille du suc parfumé des fleurs, comme la mouche stercoraire il s’abat sur l’ordure. Pas une violation de la loi immaculée devant laquelle il recule ; pas une souillure qu’il s’épargne. Et, déjà tu as pu t’en convaincre, la bouche parlant de l’abondance du coeur, son gosier est comme le soupirail d’un sépulcre en putréfaction.
Et son corps ? Jeune homme, qui trouves au-dessous de toi de faire le signe de la croix, tu te crois un grand esprit : tu fais pitié. Tu te crois indépendant ; tu es esclave. Tu ne veux pas t’honorer en faisant ce que fait l’élite de l’humanité ; par un juste châtiment, tu te déshonoreras en faisant ce que fait de plus honteux la lie de l’humanité. Ta main ne touchera pas ton front du signe divin, et elle touchera ce qu’elle ne devrait jamais toucher.
Tu ne veux armer du signe protecteur ni tes yeux, ni tes lèvres, ni ta poitrine : et tes yeux se souilleront en regardant ce qu’ils ne devraient pas regarder ; et tes lèvres, bavard muet, loquaces muti, comme parle un grand génie, ne diront rien de ce qu’elles devraient dire, diront tout ce qu’elles ne devraient pas dire ; et ta poitrine, autel profané, brûlera d’un feu dont le nom seul est une honte. Ceci est de l’histoire intime. Tu peux la nier ; tu ne l’effaceras pas. Écrite sur ce papier avec de l’encre, elle se lit dans toutes les parties de ton être, écrite avec le sang du péché, in sanguine peccati.
Et sa vie ! L’homme qui ne fait pas, ou qui ne fait plus le signe de la croix, perd l’estime de sa vie. Il la vilipende, il la gaspille ; car jamais il ne la prend au sérieux. Faire de la nuit le jour et du jour la nuit ; travailler peu, dormir beaucoup ; manger délicatement ; ne rien refuser à ses goûts ; se consumer pour le temps sans rapport avec l’éternité, c’est-à-dire tisser des toiles d’araignée, prendre des mouches et bâtir des châteaux de cartes ; en un mot, user de la vie comme si on en était propriétaire : ce n’est pas la prendre au sérieux. Prendre la vie au sérieux, c’est en faire l’usage voulu par celui qui nous l’a confiée et qui nous en demandera compte, non pas en bloc, mais en détail ; non par année, mais par minute.
Quand le contempteur du signe divin, qui devrait ennoblir sa vie en lui inspirant le respect de son âme et de son corps, s’est fatigué dans la voie de la bagatelle et de l’iniquité, que fait-il ? Trop souvent il rejette la vie comme un fardeau insupportable. Se regardant comme une bête, pour laquelle il n’y a ni crainte ni espérance au delà du tombeau, il se tue.
Ici, mon bon Frédéric, comment t’exprimer ma douleur ? Ce que l’Apôtre, ravi d’admiration, disait des merveilles du ciel : que l’oeil de l’homme n’a rien vu, son oreille rien entendu, son esprit rien conçu de semblable, il faut le dire aujourd’hui en gémissant, en rougissant, en tremblant. Non ; à aucune époque, sous aucun climat, chez aucun peuple, même païen, même anthropophage, l’oeil de l’homme n’a vu, son oreille n’a entendu, son esprit n’a conçu ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous touchons de nos mains : quoi ? Le suicide ; le suicide sur une échelle sans analogue dans l’histoire. En France seulement, cent mille suicides, dans les trente dernières années. Cent mille ! et la progression va toujours croissant.
Or, j’en ai la certitude, sans en avoir la preuve, sur ces cent mille désespérés, plus de quatre-vingt-dix-neuf mille avaient perdu l’usage de faire souvent, sérieusement, religieusement le signe de la croix.
Que sait-il donc, ce monde moderne, ce siècle de lumières, qui ne sait plus faire le signe de la croix ? Ni plus ni moins que les païens, ses maîtres et ses modèles. Il sait et il adore le Dieu-Moi, le Dieu-Commerce, le Dieu-Coton, le Dieu-Écu, le Dieu-Ventre, Deus venter. Il sait et il adore la Déesse-Industrie, la Déesse-Vapeur, la Déesse-Électricité. Moyen de satisfaire toutes ses convoitises, il sait et il adore la science de la matière, la chimie, la physique, la mécanique, la dynamique, les sels, les essences, les quintessences, les sulfates, les nitrates, les carbonates. Voilà ses Dieux, son culte, sa théologie, sa philosophie, sa politique, sa morale, sa vie.
Encore quelques progrès, et il en saura autant que les contemporains de Noé, destinés à périr dans les eaux du déluge. Pour eux aussi, toute la science consistait à connaître et à adorer les dieux du monde moderne : à boire, à manger, à bâtir, à vendre, à acheter, à marier, à se marier. L’homme avait concentré sa vie dans la matière. Lui-même était devenu chair, ignorant comme la chair, souillé comme la chair.
Celui-là se déshonore aux yeux de tout ce qui est homme, qui se met volontairement au rang des bêtes. Or, jusqu’ici on ne connaissait dans la nature qu’une sorte d’êtres qui mangeassent sans prier. Aujourd’hui on en connaît deux : les bêtes et ceux qui leur ressemblent. Je dis qui leur ressemblent ; car, entre un homme qui mange sans prier et un chien, quelle différence y a-t-il ? Pour moi je n’en vois qu’une et l’Académie des sciences non plus : le premier est un bipède, et le second un quadrupède ; mais tous deux sont des bêtes. Bipède ou quadrupède, assis ou couché, gazouillant, jasant ou grognant, ils ont, l’un comme l’autre, les mains ou les pattes, les yeux, le coeur et les dents enfoncés dans la matière, dévorant stupidement leur pâture sans lever la tête vers la main qui la donne. L’homme qui agit ainsi se déclasse. Bête il se met à table, bête il y reste, bête il en sort.
Il y a aujourd’hui deux religions : la religion du respect et la religion du mépris.
La première respecte Dieu, l’Église, l’autorité, la tradition, l’âme, le corps, les créatures. Pour elle, tout est sacré ; car tout vient de Dieu, tout appartient à Dieu, tout doit retourner à Dieu. Elle m’apprend à user de tout en esprit de dépendance, car rien n’est à moi ; en esprit de crainte, car il faudra rendre compte de tout ; en esprit de reconnaissance, car tout est bienfait, même l’air que je respire.
La seconde méprise tout : Dieu, l’Église, l’autorité, la tradition, l’âme, le corps et les créatures. Ses sectaires usent et abusent de la vie et des biens de Dieu, comme s’ils en étaient propriétaires, et propriétaires irresponsables. La première porte écrit sur sa bannière : reconnaissance ; la seconde : ingratitude.
L’une et l’autre signalent leur présence au moment où l’homme s’assimile, par la manducation, les dons divins nécessaires à sa vie. Fidèle à la religion du respect, l’élite de l’humanité prie et rend grâces. Elle a trop le sentiment de sa dignité, pour se confondre avec la bête ; et trop le sentiment du devoir, pour rester muette à la vue des biens dont elle est comblée.
Si l’ingratitude à l’égard de l’homme est odieuse, elle la trouve, avec raison, mille fois plus odieuse à l’égard de Dieu. Être esclave d’un pareil vice, est une flétrissure qu’elle n’accepte pas. Honte à celui pour qui la reconnaissance est un poids difficile à porter : le coeur ingrat ne fut jamais un bon coeur.
L’adepte de la religion du mépris rougit de la reconnaissance. Et il mange comme la bête, ou comme le fils dénaturé qui ne trouve, ni dans son coeur un sentiment de tendresse, ni sur ses lèvres un mot de gratitude pour le père, dont l’inépuisable bonté pourvoit à ses besoins et même à ses plaisirs. « Le voyez-vous, disait un illustre chancelier d’Angleterre, cet enfant bien élevé qui, assis à la table de son père, mange son pain sans jamais parler de lui, l’outrage souvent par ses paroles, et, à peine repu, lui tourne le dos, comme l’étranger auquel il ne doit rien! »
Et parce qu’il s’affranchit du devoir, il se croit libre ! Il se proclame indépendant ! Indépendant de qui et de quoi ? Indépendant de tout ce qu’il faut respecter et chérir : dépendant de tout ce qu’il faut haïr et mépriser. Glorieuse indépendance, vraiment !
Ce qu’est le soleil dans le monde physique, Dieu l’est à tous égards, et plus encore, dans le monde moral. Qu’au lieu de continuer à verser sur le globe ses torrents de lumière et de chaleur, le soleil s’éteigne tout à coup : imagine ce que devient la nature.
À l’instant, la végétation s’arrête ; les fleuves et les mers deviennent des plaines de glace, la terre se durcit comme le rocher. Tous les animaux malfaisants, que la lumière enchaîne au fond des forêts, sortent de leurs cavernes, et par d’affreux hurlements, s’appellent au carnage. Le trouble et l’épouvante s’emparent de l’homme. Partout règnent la confusion, le désespoir, la mort : quelques jours suffisent pour ramener le monde au chaos.
Que Dieu, soleil nécessaire des intelligences, vienne à disparaître : aussitôt la vie morale s’éteint. Toutes les notions du bien et du mal s’effacent. La vérité et l’erreur, le juste et l’injuste se confondent dans le droit du plus fort. Au milieu de ces épaisses ténèbres, toutes les hideuses cupidités, tous les instincts sanguinaires, assoupis dans le coeur de l’homme, se réveillent, se déchaînent, et, sans crainte comme sans remords, se disputent les lambeaux mutilés des fortunes, des cités et des empires. La guerre est partout : guerre de tous contre tous, qui fait du monde un vaste repaire de voleurs et d’assassins.
Ce spectacle, l’oeil de l’homme ne l’a jamais vu, pas plus qu’il n’a vu l’univers sans l’astre qui le vivifie. Mais ce qu’il a vu, c’est un monde où, semblable au soleil voilé par d’épais nuages, l’idée de Dieu ne jetait plus qu’une lueur incertaine.
Alors les tâtonnements sans fin, des systèmes creux et immoraux, des superstitions grossières et cruelles, les passions à la place des lois, les crimes à la place des vertus, le matérialisme à la base, le despotisme au sommet, l’égoïsme partout, avec les combats de gladiateurs et les festins de chair humaine.
20.2.16
25.1.15
(Extraits choisis)
Longtemps je me suis demandé pourquoi le bon Dieu avait des préférences, pourquoi toutes les âmes ne recevaient pas une mesure égale de grâces. Je m'étonnais de le voir prodiguer des faveurs extraordinaires à de grands pécheurs comme saint Paul, saint Augustin, sainte Madeleine et tant d'autres qu'il forçait, pour ainsi dire, à recevoir ses grâces. Je m'étonnais encore, en lisant la vie des saints, de voir Notre-Seigneur caresser du berceau à la tombe certaines âmes privilégiées, sans laisser sur leur passage aucun obstacle qui les empêchât de s'élever vers lui, ne permettant jamais au péché de ternir l'éclat immaculé de leur robe baptismale. Je me demandais pourquoi les pauvres sauvages, par exemple, mouraient en grand nombre sans même avoir entendu prononcer le nom de Dieu.
Jésus a daigné m'instruire de ce mystère. Il a mis devant mes yeux le livre de la nature et j'ai compris que toutes les fleurs créées par lui sont belles ; que l'éclat de la rose et la blancheur du lis n'enlèvent pas le parfum de la petite violette, n'ôtent rien à la simplicité ravissante de la pâquerette. J'ai compris que, si toutes les petites fleurs voulaient être des roses, la nature perdrait sa parure printanière, les champs ne seraient plus émaillés de fleurettes.
Ainsi en est-il dans le monde des âmes, ce jardin vivant du Seigneur. Il a trouvé bon de créer les grands saints qui peuvent se comparer aux lis et aux roses ; mais il en a créé aussi de plus petits, lesquels doivent se contenter d'être des pâquerettes ou de simples violettes destinées à réjouir ses regards divins lorsqu'il les abaisse à ses pieds. Plus les fleurs sont heureuses de faire sa volonté, plus elles sont parfaites.
J'ai compris autre chose encore... J'ai compris que l'amour de Notre-Seigneur se révèle aussi bien dans l'âme la plus simple, qui ne résiste en rien à ses grâces, que dans l'âme la plus sublime. En effet, le propre de l'amour étant de s'abaisser, si toutes les âmes ressemblaient à celles des saints Docteurs qui ont illuminé l'Eglise, il semble que le bon Dieu ne descendrait point assez bas en venant jusqu'à elles. Mais il a créé l'enfant qui ne sait rien et ne fait entendre que de faibles cris ; il a créé le pauvre sauvage n'ayant pour se conduire que la loi naturelle, et c'est jusqu'à leurs cœurs qu'il daigne s'abaisser !
Ce sont là les fleurs des champs dont la simplicité le ravit ; et, par cette action de descendre aussi bas, le Seigneur montre sa grandeur infinie. De même que le soleil éclaire à la fois le cèdre et la petite fleur, de même l'Astre divin illumine particulièrement chacune des âmes, grande ou petite, et tout correspond à son bien : comme dans la nature, les saisons sont disposées de manière à faire éclore, au jour marqué, la plus humble pâquerette.
J'avais un grand désir de pratiquer la vertu, toutefois je m'y prenais d'une singulière façon : je n'étais pas habituée à me servir ; Céline faisait notre chambre, et moi je ne m'occupais d'aucun travail de ménage. Il m'arrivait quelquefois, pour faire plaisir au bon Dieu, de faire le lit, ou bien le soir d'aller, en l'absence de Céline, rentrer ses boutures et ses pots de fleurs. Comme je l'ai dit, c'était pour le bon Dieu tout seul que je faisais ces choses ; ainsi, je n'aurais pas dû attendre le merci des créatures. Hélas ! il en était tout autrement ; si Céline avait le malheur de ne pas paraître heureuse et surprise de mes petits services, je n'étais pas contente et le lui prouvais par mes larmes.
S'il m'arrivait de causer involontairement de la peine à quelqu'un, au lieu d'en prendre le dessus, je me désolais à m'en rendre malade, ce qui augmentait ma faute plutôt que de la réparer ; et, lorsque je commençais à me consoler de la faute elle-même, je pleurais d'avoir pleuré.
Je me faisais vraiment des peines de tout ! C'est le contraire maintenant ; le bon Dieu me fait la grâce de n'être abattue par aucune chose passagère. Quand je me souviens d'autrefois, mon âme déborde de reconnaissance ; par suite des faveurs que j'ai reçues du ciel, il s'est fait en moi un tel changement que je ne suis pas reconnaissable.
Un soir, ne sachant comment dire à Jésus que je l'aimais et combien je désirais qu'il fût partout servi et glorifié, je pensais avec douleur qu'il ne monterait jamais des abîmes de l'enfer un seul acte d'amour. Alors, je m'écriai que, de bon cœur, je consentirais à me voir plongée dans ce lieu de tourments et de blasphèmes pour qu'il y fût aimé éternellement. Cela ne pourrait le glorifier, puisqu'il ne désire que notre bonheur ; mais, quand on aime, on éprouve le besoin de dire mille folies. Si je parlais ainsi, ce n'était pas que le ciel n'excitât mon envie ; mais, alors, mon ciel à moi n'était autre que l'amour, et je sentais, dans mon ardeur, que rien ne pourrait me détacher de l'objet divin qui m'avait ravie...
Vers cette époque, Notre-Seigneur me donna la consolation de voir de près des âmes d'enfants. Voici en quelle circonstance : pendant la maladie d'une pauvre mère de famille, je m'occupai beaucoup de ses deux petites filles dont l'aînée n'avait pas six ans. C'était un vrai plaisir pour moi de voir avec quelle candeur elles ajoutaient foi à tout ce que je leur disais. Il faut que le saint baptême dépose dans les âmes un germe bien profond des vertus théologales puisque, dès l'enfance, l'espoir des biens futurs suffit pour faire accepter des sacrifices. Lorsque je voulais voir mes deux petites filles bien conciliantes entre elles, au lieu de leur promettre des jouets et des bonbons, je leur parlais des récompenses éternelles que le petit Jésus donnera aux enfants sages. L'aînée, dont la raison commençait à se développer, me regardait avec une expression de vive joie et me faisait mille questions charmantes sur le petit Jésus et son beau ciel. Elle me promettait ensuite avec enthousiasme de toujours céder à sa sœur, ajoutant que, jamais de sa vie, elle n'oublierait les leçons de « la grande demoiselle » - c'est ainsi qu'elle m'appelait.
Considérant ces âmes innocentes, je les comparais à une cire molle sur laquelle on peut graver toute empreinte : celle du mal, hélas ! comme celle du bien ; et je compris la parole de Jésus : Qu'il vaudrait mieux être jeté à la mer que de scandaliser un seul de ces petits enfants. Ah ! que d'âmes arriveraient à une haute sainteté si, dès le principe, elles étaient bien dirigées !
Je le sais, Dieu n'a besoin de personne pour accomplir son œuvre de sanctification ; mais, comme il permet à un habile jardinier d'élever des plantes rares et délicates, lui donnant à cet effet la science nécessaire, tout en se réservant le soin de féconder ; ainsi veut-il être aidé dans sa divine culture des âmes. Qu'arriverait-il si un horticulteur maladroit ne greffait pas bien ses arbres ? S'il ne savait pas reconnaître la nature de chacun et voulait faire éclore, par exemple, des roses sur un pêcher ?
Cela me fait souvenir qu'autrefois, parmi mes oiseaux, j'avais un serin qui chantait à ravir ; j'avais aussi un petit linot, auquel je prodiguais des soins particuliers, l'ayant adopté à sa sortie du nid. Ce pauvre petit prisonnier, privé des leçons de musique de ses parents et n'entendant, du matin au soir, que les joyeuses roulades du serin, voulut l'imiter un beau jour. - Difficile entreprise pour un linot ! - C'était charmant de voir les efforts de ce pauvre petit, dont la douce voix eut bien du mal à s'accorder avec les notes vibrantes de son maître. Il y arriva cependant, à ma grande surprise, et son chant devint absolument le même que celui du serin.
Mon Dieu, que les voies par lesquelles vous conduisez les âmes sont différentes ! Dans la vie des saints, nous en voyons un grand nombre qui n'ont laissé rien d'eux après leur mort : pas le moindre souvenir, pas le moindre écrit. Il en est d'autres, au contraire, comme notre Mère sainte Thérèse (d'Avila), qui ont enrichi l'Eglise de leur doctrine sublime, ne craignant pas de révéler les secrets du Roi, afin qu'il soit plus connu, plus aimé des âmes. Laquelle de ces deux manières plaît le mieux à Notre-Seigneur ? Il me semble qu'elles lui sont également agréables.
Tous les bien-aimés de Dieu ont suivi le mouvement de l'Esprit-Saint qui a fait écrire au prophète : « Dites au juste que tout est bien. » Oui, tout est bien lorsqu'on ne cherche que la volonté divine ; c'est pour cela que moi, pauvre petite fleur, j'obéis à Jésus en essayant de faire plaisir à celle qui me le représente ici-bas (la Révérende Mère_Marie de Gonzague).
Vous le savez, ma Mère, mon désir a toujours été de devenir sainte ; mais, hélas ! j'ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée aux saints, qu'il existe entre eux et moi la même différence que nous voyons dans la nature entre une montagne dont le sommet se perd dans les nuages, et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des passants.
Au lieu de me décourager, je me suis dit : « Le bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables ; je puis donc, malgré ma petitesse, aspirer à la sainteté. Me grandir, c'est impossible ! Je dois me supporter telle que je suis, avec mes imperfections sans nombre ; mais je veux chercher le moyen d'aller au ciel par une petite voie toute nouvelle. Nous sommes dans un siècle d'inventions : maintenant ce n'est plus la peine de gravir les marches d'un escalier ; chez les riches, un ascenseur le remplace avantageusement. Moi, je voudrais aussi trouver un ascenseur pour m'élever jusqu'à Jésus ; car je suis trop petite pour gravir le rude escalier de la perfection. »
Alors j'ai demandé aux Livres saints l'indication de l'ascenseur, objet de mon désir ; et j'ai lu ces mots sortis de la bouche même de la Sagesse éternelle : « Si quelqu'un est TOUT PETIT, qu'il vienne à moi. » Je me suis donc approchée de Dieu, devinant bien que j'avais découvert ce que je cherchais ; voulant savoir encore ce qu'il ferait au tout petit, j'ai continué mes recherches et voici ce que j'ai trouvé : « Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein, et je vous balancerai sur mes genoux. »
Ah ! jamais paroles plus tendres, plus mélodieuses ne sont venues réjouir mon âme. L'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! Pour cela je n'ai pas besoin de grandir, il faut au contraire que je reste petite, que je le devienne de plus en plus. O mon Dieu, vous avez dépassé mon attente, et moi je veux chanter vos miséricordes ! Vous m'avez instruite dès ma jeunesse, et jusqu'à présent j'ai annoncé vos merveilles ; je continuerai de les publier dans l'âge le plus avancé.
Si la toile peinte par un artiste pouvait penser et parler, certainement elle ne se plaindrait pas d'être sans cesse touchée et retouchée par le pinceau ; elle n'envierait pas non plus le sort de cet objet, sachant que ce n'est point au pinceau, mais à l'artiste qui le dirige, qu'elle doit la beauté dont elle est revêtue. Le pinceau de son côté ne pourrait se glorifier du chef-d'oeuvre exécuté par son moyen, car il n'ignorerait pas que les artistes ne sont jamais embarrassés, qu'ils se jouent des difficultés et se servent parfois des instruments les plus faibles, les plus défectueux.
Ma Mère bien-aimée, je suis un petit pinceau que Jésus a choisi pour peindre son image dans les âmes que vous m'avez confiées. Un artiste a plusieurs pinceaux, il lui en faut au moins deux ; le premier, qui est le plus utile, donne les teintes générales et couvre complètement la toile en fort peu de temps ; l'autre, plus petit, sert pour les détails. Ma Mère, c'est vous qui me représentez le précieux pinceau que la main de Jésus tient avec amour, lorsqu'Il veut faire un grand travail dans l'âme de vos enfants ; et moi, je suis le tout petit qu'Il daigne employer ensuite pour les moindres détails.
La première fois que le divin Maître saisit son petit pinceau, ce fut vers le 8 décembre 1892 ; je me rappellerai toujours cette époque comme un temps de grâces.
En entrant au Carmel, je trouvai au noviciat une compagne plus âgée que moi de huit ans ; et, malgré la différence des années, il s'établit entre nous une véritable intimité. Pour favoriser cette affection qui semblait propre à donner des fruits de vertu, de petits entretiens spirituels nous furent permis : ma chère petite compagne me charmait par son innocence, son caractère expansif et ouvert ; mais, d'un autre côté, je m'étonnais de voir combien son affection pour vous, ma Mère, était différente de la mienne ; de plus, bien des choses dans sa conduite me paraissaient regrettables. Cependant, le bon Dieu me faisait déjà comprendre qu'il est des âmes que sa miséricorde ne se lasse pas d'attendre, auxquelles Il ne donne sa lumière que par degrés ; aussi je me gardais bien de vouloir devancer son heure.
Réfléchissant un jour sur cette permission qui nous avait été donnée de nous entretenir ensemble, comme il est dit dans nos saintes constitutions : « pour nous enflammer davantage en l'amour de notre époux », je pensai avec tristesse que nos conversations n'atteignaient pas le but désiré ; et je vis clairement qu'il ne fallait plus craindre de parler, ou bien alors cesser des entretiens qui ressemblaient à ceux des amies du monde. Je suppliai Notre-Seigneur de mettre sur mes lèvres des paroles douces et convaincantes, ou plutôt de parler Lui-Même par moi. Il exauça ma prière ; car ceux qui tourneront leurs regards vers lui en seront éclairés, et la lumière s'est levée dans les ténèbres pour ceux qui ont le coeur droit. La première parole, je me l'applique à moi-même, et la seconde à ma compagne qui véritablement avait le coeur droit.
A l'heure marquée pour notre entrevue, ma pauvre petite sœur vit bien dès le début que je n'étais plus la même, elle s'assit à mes côtés en rougissant ; alors, la pressant sur mon coeur, je lui dis avec tendresse tout ce que je pensais d'elle. Je lui montrai en quoi consiste le véritable amour, je lui prouvai qu'en aimant sa Mère Prieure d'une affection naturelle, c'était elle-même qu'elle aimait ; je lui confiai les sacrifices que j'avais été obligée de faire à ce sujet au commencement de ma vie religieuse, et bientôt ses larmes se mêlèrent aux miennes. Elle convint très humblement de ses torts, reconnut que je disais vrai, et me promit de commencer une vie nouvelle, me demandant comme une grâce de l'avertir toujours de ses fautes. A partir de ce moment, notre affection devint toute spirituelle ; en nous se réalisait l'oracle de l'Esprit-Saint : Le frère qui est aidé par son frère est comme une ville fortifiée.
O ma Mère, vous savez bien que je n'avais pas l'intention de détourner de vous ma compagne, je voulais seulement lui dire que le véritable amour se nourrit de sacrifices, et que plus l'âme se refuse de satisfactions naturelles, plus sa tendresse devient forte et désintéressée.
15.11.14
1.11.14
(Extraits choisis)
1. L'erreur qui consiste à croire que la vie d'ici-bas c'est la vie, est la plus radicale de toutes les erreurs.
- Je dis radicale, parce qu'elle est la première. Tandis que les autres erreurs ne se produisent qu'avec l'âge, celle-ci tend à s'emparer de l'homme dès l'enfance. Enveloppée dans les sens, comme le corps dans les langes, la raison à moitié éveillée ne connaît, pendant les premières années, d'autre vie que la vie d'ici-bas. Pour le désabuser, ou, si tu veux, pour l'éclairer, il faut du temps et beaucoup de soins.
Radicale. A la différence des autres erreurs qui ne portent, en général, que sur quelques points particuliers, ou n'atteignent que la surface de l'âme, celle-ci attaque l'homme dans le plus intime de son être, la notion même de la vie, et, l'attaquant ainsi, elle le fascine. Son charme trompeur désoriente la raison, désoriente la volonté, désoriente le coeur, fausse toute l'existence et finit par attirer sa victime dans la gueule de l'antique serpent. L'anecdote suivante te fera comprendre ma pensée.
Jeune écolier, j'étais en vacances. C'était au mois de Septembre : les noisettes étaient mûres. Il était connu que les plus belles se trouvaient sur le flanc d'une montagne exposée au rayon du midi. Quelques arbres, beaucoup d'arbustes, des broussailles et des ronces masquaient le pied de rochers abrupts, dénudés par la pluie et dont les recoins, parfaitement abrités, servaient de repaires à des reptiles plus ou moins dangereux. Un de mes camarades et moi nous nous engageons gaiement dans la montagne, cherchant des yeux, à droite et à gauche, des noisetiers à dévaliser.
A peine avons-nous fait quelques pas, et nous apercevons à la cime d'un jeune frêne un pinson qui poussait de petits cris plaintifs, battait des ailes et descendait de branche en branche, sans remarquer notre présence ou sans en être effrayé.
Nous nous arrêtâmes à regarder ce spectacle, dont la cause nous était inconnue. Cependant l'oisillon descendait toujours et arrivait presque à la hauteur de nos têtes, lorsque, baissant les yeux, nous vîmes au pied de l'arbre une vipère d'assez forte taille, immobile, la tête haute et les yeux fixés dans ceux de l'oiseau. Elle le fascinait, et, en le fascinant, l'attirait dans sa gueule. Nous comprîmes ; et d'un mouvement de bras, coupant le rayon visuel, nous rompîmes le charme. Le serpent s'enfuit, et l'oiseau délivré prit son essor, non sans nous remercier beaucoup et avec raison ; car un instant plus tard il était perdu.
L'effet produit sur l'oiseau par le regard fascinateur du serpent, l'erreur qui consiste à prendre la vie d'ici-bas pour la vie, le produit sur les malheureux dont elle s'empare. Victimes de cette erreur radicale, ils ne voient plus rien au delà de cette vie ; au delà des affaires de cette vie, rien ; au delà des occupations de cette vie, rien ; au delà des biens et des maux, des joies et des peines de cette vie, rien.
Pour eux tout est renfermé dans les étroites limites du temps. Qu'on essaye de leur parler d'une autre vie, d'autres intérêts, d'autres biens, d'autres maux : comme l'oiseau fasciné, ils ne voient rien, ils n'entendent rien. Ils vont, ils vont toujours dans la voie où le charme trompeur les attire.
Veux-tu, cher ami, t'en convaincre par toi-même ? Regarde-les à l'oeuvre, observe leurs habitudes ; connais leurs préoccupations, leurs craintes, leurs ambitions, leurs douleurs. Lis leurs journaux, leurs livres, leurs discours publics ; prête l'oreille à leurs conversations intimes. Renouvelée dix fois, vingt fois, à toute heure et dans toutes circonstances, l'épreuve te rapportera la même réponse : fascination, fascination de la bagatelle, fascinatio nugacitatis, qui les empêche de voir les biens réels, les maux réels, et surtout l'abîme vers lequel ils marchent, obscurat bona. Les infortunés !
Et chaque jour ils y tombent par milliers.
2. L'erreur qui consiste à croire que la vie d'ici-bas c'est la vie, est la plus cruelle de toutes les erreurs.
- Je dis cruelle, parce qu'elle dégrade l'homme et le rend malheureux : tu vas en juger.
Elle le dégrade. Certains aliénés qui, au lieu d'habiter les petites maisons, circulent dans les régions, prétendues scientifiques, du monde moderne, sous le pseudonyme de savants, colportent sur l'homme d'étranges idées. Il y a environ cent ans, un de leurs maîtres prétendait que l'homme avait commencé par être carpe, et il se donnait lui-même pour un poisson perfectionné. Un autre disait que l'homme est une masse organisée qui reçoit l'esprit de tout ce qui l'environne, et il se croyait un tas de boue. Cinquante ans plus tard, un de leurs disciples définissait l'homme : un tube apéritif et digestif ouvert par les deux bouts, et il se regardait comme une simple machine.
Je dois te dire que ces définitions n'ont plus cours ; elles sont mortes avec leurs inventeurs.
Mieux élevés que leurs devanciers, les aliénés d'aujourd'hui ont découvert, grâce à la physiologie comparée, que l'homme descend du singe. Au lieu d'admettre notre noble descendance et de dire avec tout le genre humain : nous sommes de notre père, qui fut de Noé, qui fut d'Adam, qui fut de Dieu, ils se croient fils, petits-fils, arrière-petits-fils de quelque gorille à longue queue et à museau pointu, solitaire habitant des déserts africains. Et ils se donnent pour des singes perfectionnés : ils y tiennent, et s'efforcent de le persuader à eux-mêmes et aux autres.
A vrai dire, en voyant leurs instincts et leurs gambades, on serait tenté de leur reconnaître une pareille généalogie.
Mais non. « Ame abjecte, leur dit Rousseau, tu veux en vain t'avilir : c'est ta triste philosophie qui te rend semblable aux bêtes ; mais ton génie dépose contre tes principes, et l'abus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi ».
N'en déplaise à cette poignée de petits gorilles, l'homme forme une espèce à part dans la chaîne des êtres : il est la créature la plus noble du monde visible. Doué de raison et de liberté, il est le roi de tout ce qui l'environne. Si, par son corps, chef d'œuvre d'une puissance et d'une sagesse infinies, il touche aux êtres matériels, c'est pour les dominer ; tandis que, par son âme, mille fois plus noble que son corps, il touche aux êtres purement spirituels ; et c'est pour s'ennoblir. Qui dira sa dignité ?
Noblesse oblige : qui dira l'étendue de ses devoirs ?
Toutefois la grandeur de l'homme disparaît devant celle du chrétien. Enfant de Dieu, héritier de Dieu : tel est le chrétien. Comprends-tu, mon cher ami, une pareille grandeur ? Etre fils d'un roi, c'est quelque chose : mais être enfant de Dieu !
Etre héritier présomptif de riches trésors, de vastes domaines, de magnifiques châteaux, d'un nom glorieusement historique, c'est quelque chose : être héritier des cinq parties du monde, serait beaucoup plus. Mais être héritier de Dieu, non seulement de Ses biens, mais de Lui-même, de Sa puissance, de Sa sagesse, de Sa majesté, de Ses félicités infinies, au point de devenir un avec Lui : quel héritage ! La raison s'y perd.
Or cet homme si grand, ce chrétien mille fois plus grand que l'homme, cet être immortel dont les destinées sont si hautes, ce Dieu de la terre, vassal seulement du Dieu du Ciel, post Deum terrenus Deus, que fait de lui l'erreur dont nous parlons ? Elle en fait un preneur de mouches, un tisserand de toiles d'araignée, un cheval de manège.
Le temps ne me permet pas de te le montrer aujourd'hui dans l'exercice de ces nobles métiers. A demain.
Tout à toi.
Cher ami,
Partons pour Rome, Rome païenne s'entend. La métropole de l'ancien monde te fera voir à quel point l'erreur que nous démasquons dégrade l'homme dont elle s'empare. Voici, sur le trône des Césars, un empereur appelé Domitien. Il est fils de Vespasien et frère de Titus. Fier de son origine, il va mettre tous ses soins à soutenir l'honneur de sa famille. De grands devoirs lui sont imposés. Gouverner l'empire, presque aussi étendu que le monde ; maintenir l'ordre au dedans ; faire respecter le nom romain au-dehors ; protéger les anciennes frontières sans cesse menacées par les barbares ; conserver les riches provinces nouvellement conquises par son père et par son frère : telles sont, et bien d'autres, les occupations vraiment impériales auxquelles Domitien doit consacrer tout ce qu'il a de temps, d'intelligence et de volonté.
Il le doit sans aucun doute ; mais il n'en fait rien. A quoi donc ce maître du monde passe t-il le temps ? Veux-tu le savoir ? Regarde : le vois-tu enfermé seul dans un appartement solitaire de son palais, s'amusant à prendre des mouches qu'il perce avec un poinçon fort aigu ? Voilà ses graves occupations et ses nobles conquêtes.
Il était tellement fasciné que rien ne pouvait le distraire. Tant qu'il restait une mouche à tuer, il n'entendait rien, il ne voyait rien, il ne se donnait ni trêve ni repos. De là vint le mot qui fit fortune dans Rome et dans l'empire. Quelqu'un demandant à l'avocat Vibius Crispus si l'empereur était visible et s'il était seul ? Oui, dit-il, et si bien seul qu'avec lui il n'y a pas même une mouche : ne musca quidem.
Etre homme et passer le temps à prendre des mouches : pitié !
Etre empereur et passer le temps à prendre des mouches : deux fois pitié !
Etre plus qu'un homme, plus qu'un empereur, être chrétien, et passer le temps à prendre des mouches : pitié, et cent fois pitié !
Mais quoi ! me demandes-tu, aujourd'hui en plein dix-neuvième siècle, siècle de lumières et de merveilles, siècle d'occupations graves et incessantes, peut-il y avoir des preneurs de mouches ? A mon tour, je te demande s'il y a aujourd'hui, en plein dix-neuvième siècle, des hommes, des femmes, des jeunes gens et des vieillards qui, prenant la vie d'ici-bas pour la vraie vie, bornent leurs espérances aux biens du temps, et passent leurs années à les acquérir ou à les conserver, sans aucun rapport avec l'avenir ? S'il en est ainsi, leur occupation, étrangère à l'unique nécessaire, n'est, en définitive, ni plus sérieuse, ni moins dégradante que celle de Domitien ; et c'est avec raison que je les appelle preneurs de mouches.
Ce nom est-il immérité ? Qu'ils en jugent eux-mêmes. Nous avons disent-ils, beaucoup travaillé. Moi, j'ai beaucoup étudié, beaucoup écrit ; moi, j'ai longtemps enseigné ; moi, j'ai beaucoup voyagé ; moi, j'ai beaucoup vendu et beaucoup acheté ; moi, j'ai beaucoup élevé de chevaux, de bœufs et de moutons ; moi, j'ai inventé des mécaniques ; moi, j'ai perfectionné les anciens procédés de fabrication ; moi, j'ai amélioré l'agriculture.
Par ces différents moyens, nous avons tous fini par conquérir des terres, des châteaux, des parcs, des monceaux de pièces d'or et de papier- monnaie, au moyen de quoi nous avons pu boire, manger, nous amuser, nous promener à notre aise, avoir des chevaux, des voitures, des domestiques aux ordres de tous nos caprices. Et c'est tout ! De tout cela que vous restera t-il bientôt ? Rien. Je me trompe : un mauvais linceul et six bouts de planches. Preneurs de mouches.
Si le mot leur parait dur et mon autorité contestable, je vais leur citer un autre mot, apporter une autre autorité et leur donner un autre nom : tisserands de toiles d'araignées. Ainsi les qualifie l'infaillible sagesse. Que fait l'araignée ? elle file sa propre substance et s'épuise à tisser une toile sans beauté, sans consistance, bonne seulement à arrêter des mouches et des moucherons.
Que font les martyrs de la grande erreur ? Comme l'araignée, ils s'épuisent à fabriquer leur toile. J'appelle de ce nom les mille occupations littéraires, scientifiques, politiques, artistiques, industrielles, commerciales, agricoles, que sais-je ? A cela ils consument leur propre substance. Intelligence, volonté, activité, santé, corps et âme, tout y passe. Pour eux c'est la vie, la seule vie qu'ils connaissent, la seule pour laquelle ils travaillent.
Que sont, mon cher ami, toutes ces occupations, bonnes en soi si tu veux, mais, sans la grâce, inutiles au regard de la vraie vie, sinon un tissage de toiles d'araignée ? Et ces toiles elles-mêmes, que sont-elles dans leur nature et dans leur but ? Dans leur nature ? Fragiles tissus que le moindre coup de vent met en pièces et dont il disperse au loin les inutiles lambeaux. Dans leur but ? Je vais te le dire. L'araignée suce le sang des mouches prises dans ses filets, et s'en nourrit. Repue, elle rentre dans son trou et dort. Ainsi des tisserands dont nous parlons.
Quand, dans leurs filets, ils ont pris les mouches qu'ils décorent des noms pompeux de richesses, d'honneurs, de plaisirs, ils en sucent le sang, ils s'en repaissent. Pour eux, c'est la gloire, la félicité, la vie. Chimères, toute autre gloire, toute autre félicité, toute autre vie. Là-dessus, ils vivent comme s'ils ne devaient pas mourir, et ils meurent comme s'ils ne devaient plus vivre.
C'est le dernier degré de la fascination.
Grossièrement matérialistes, ils ne connaissent plus la vie que par les sensations, méprisant tout ce qui ne se voit pas des yeux et ne se touche pas des mains.
Ils te rappelleront cet habitant de Pékin, à qui un de nos missionnaires demandait : « Pourquoi es-tu au monde ? » - Et il répondait : « Pour manger du riz ». - « Et toi, disait-il à un autre, quelle est ta religion ? - Ma religion, répondit-il en frappant des deux mains sur son vaste abdomen, c'est de bien boire, bien manger, bien dormir et bien digérer. - Tu es donc de la même religion que ces bœufs qui paissent là-bas dans la prairie ». Là-dessus le Chinois s'éloigne en riant du barbare, venu de quatre mille lieues pour lui apprendre, à lui, habitant du Céleste Empire, que l'homme est autre chose qu'une bête, destiné à autre chose qu'à brouter l'herbe ou à manger du riz.
Combien, hélas ! de Chinois et de Chinoises en Europe.
Cher ami,
Tout ce qui brille n'est pas or. J'aime cet adage. Je l'aime, parce qu'il dit bien ce qu'il veut dire. Je l'aime, parce qu'il est vieux : qui se ressemble s'assemble. Je l'aime, parce que, malgré son grand âge, il conserve toute la vivacité de la jeunesse. Je l'aime surtout, parce qu'il nous vient ici comme une bague au doigt.
Quand tu parcours les rues de Londres ou de Paris, tu rencontres à chaque pas ce qu'on appelle les heureux du siècle. Tu vois leurs brillants équipages, leurs hôtels somptueux ; tu entends le bruit de leurs fêtes ; tu sais que l'or afflue dans leurs mains, à la disposition de tous leurs caprices. Leur vie semble une étoffe merveilleuse, tissue d'or et de plaisirs sans cesse renaissants. A ce spectacle, beaucoup sont tentés de s'écrier : Qu'ils sont heureux : Bealum dixerunt populum cui haec sunt !
Mon vieil adage est là qui te souffle à l'oreille : Ne t'y fie pas ; tout ce qui brille n'est pas or. Voyons qui a tort, lui ou l'exclamation. Etre esclave de vingt maîtres opposés, aveugles, capricieux et souvent méprisables ; vivre de craintes continuelles, de regrets sans consolation et de désirs impossibles à satisfaire : est-ce être heureux ? Telle est, mon cher ami, la condition de quiconque, homme ou femme, riche ou pauvre, jeune ou vieux, prend la vie d'ici-bas pour la vraie vie et agit en conséquence.
Le maître infaillible, descendu exprès du ciel pour enseigner la science du bonheur, a donné cette leçon : « Ne placez pas votre trésor sur la terre, où la rouille et les vers dévorent, et où les voleurs fouillent et dérobent ». Ecoliers indociles, les fascinés de la grande erreur n'ont pas tenu compte de la leçon du maître ; et ils ont placé leur trésor, tout leur trésor, sur la terre et dans les biens de la terre. Oui ; mais les vers et les voleurs sont restés, et nuit et jour ils menacent le trésor. La conséquence est que pour le défendre, il faut veiller jour et nuit, toujours dans l'inquiétude, toujours les armes à la main.
Dans le fait, ces vers et ces voleurs ne sont pas seulement les insectes qui rongent les tissus, ou les malfaiteurs qui brisent les coffres-forts. Par là il faut entendre toutes les créatures hostiles, animées et inanimées, qui peuvent atteindre le trésor, le détériorer, l'enlever ou le détruire. Leur nombre est incalculable. Sans parler de la mort, toujours menaçante et tôt ou tard voleuse impitoyable du trésor, compte, si tu peux, les inondations, les incendies, les ouragans, les tremblements de terre, les révolutions, les banqueroutes, les trahisons, les fraudes, les maladies, les caprices des forts, les jalousies des faibles, toutes ces légions d'ennemis qu'il faut sans cesse surveiller, apaiser ou combattre, avec la triste certitude de ne jamais parvenir à les désarmer.
Tu en conviendras, posséder un trésor dans de pareilles conditions, autant l'avoir placé sans défense au milieu de la forêt de Bondy. Aussi, à part les heures où le tourbillon du plaisir, l'entraînement des affaires leur ôtent la conscience d'eux-mêmes, les hommes de la terre sont dévorés d'inquiétudes. Veux-tu voir l'intérieur de leur âme ? Regarde ce vêtement rongé par dix mille vers : voilà leur âme. Criblée de toutes parts par les sollicitudes, putréfiée par le crime, corrodée par la rouille, elle fait peur et pitié.
A l'esclavage et aux sollicitudes incessantes, s'ajoutent, aujourd'hui plus souvent que jamais, des regrets inconsolables. Plus heureux que la plupart des bacheliers modernes, élevés comme s'ils devaient être des citoyens de Rome ou d'Athènes, tu as étudié autre chose que des auteurs païens : la Bible t'est connue. Un mot suffira pour te rappeler toute l'histoire de Michas. Au lieu d'adorer, comme ses pères, le Dieu du ciel, ce Michas s'était fabriqué de petits dieux d'or et d'argent, qu'il adorait secrètement dans sa maison.
Ces dieux étaient sa vie, son trésor : il n'en connaissait pas d'autre.
Or, il arriva qu'une troupe de soldats, passant devant sa maison, lui enleva ses dieux. Alors, Michas de se lamenter et de courir après les soldats, réclamant ses idoles. « Qu'as-tu ? lui crient les soldats en se retournant. Pourquoi cries-tu ? - Vous m'avez enlevé mes dieux, et vous demandez ce que j'ai ! - Tais-toi, sinon tu es mort et ta maison saccagée ».
L'erreur cruelle qui fait prendre la vie d'ici-bas pour la vie, tend à peupler de Michas les villes et les campagnes. Au lieu de faire du vrai Dieu le trésor de leur cœur, trésor inaccessible aux vers et aux voleurs, voici des hommes qui se sont épuisés à se créer une fortune grande ou petite et à se faire, comme ils disent, une position. Pour eux tout est là.
Au moment où ils s'y attendent le moins, un coup de vent contraire, une banqueroute, un incendie, une fausse spéculation, que sais-je ? un des mille accidents, si communs dans ce siècle d'agiotage et de révolution, vient renverser leurs châteaux de cartes. Quels sont ces cris de désespoir ? C'est Michas qui pleure ses dieux.
Encore s'il n'y avait que des cris et des pleurs ! Mais les blasphèmes, mais les haines à mort, mais les tortures morales et trop souvent la démence et le suicide viennent révéler des regrets sans consolation, un mal sans remède, par conséquent l'amour exagéré des biens d'ici-bas, résultat inévitable de la fascination.
Cependant, je veux leur faire la partie belle. Admettons, mon cher ami, que, par un privilège sans exemple, ils seront à l'abri de tous les coups de la fortune, de toutes les atteintes de la maladie, et qu'ils jouiront paisiblement de tout ce qu'ils ont amassé. Seront-ils heureux ? Nullement ; et cela pour deux raisons péremptoires. La première, la capacité de leur cœur ; la seconde, une pensée qui leur pèse comme un cauchemar et qui empoisonne fatalement toutes leurs jouissances.
La capacité de leur cœur. Une goutte d'eau ne peut remplir un grand vase. Ils ont beau vouloir le rétrécir, leur cœur est d'une capacité infinie. Ses désirs sont immenses : seul, l'immense peut le combler. Or, ni en étendue, ni en durée, l'immense ne se trouve dans les créatures. Relativement au cœur de l'homme, toutes ensemble sont la goutte d'eau dans un grand vase.
3. L'erreur qui consiste à croire que la vie d'ici-bas c'est la vie, est la plus désastreuse de toutes les erreurs.
- Désastreuse, parce que, faisant prendre l'ombre pour la réalité, elle démolit de fond en comble l'ordre éternel, déchaîne toutes les concupiscences, met le feu aux quatres coins du monde, bouleverse la pauvre humanité, comme la tempête bouleverse les mers jusque dans leurs profondeurs, conduit à tous les crimes, attire tous les fléaux : l'accusation n'est pas chargée.
Veux-tu t'en convaincre ? Place-toi par la pensée au sommet de la plus haute montagne du globe, et de là, promenant tes regards sur toutes les nations, considère ce qui se passe. Le genre humain t'apparaîtra comme une immense fourmilière de petits êtres, qui se remuent dans tous les sens, qui s'agitent, qui vont, qui viennent, qui se croisent, qui se heurtent, qui s'injurient, qui se disputent quelques mottes de terre, qui se battent, qui se tuent, qui se livrent, sans repos ni trêve, à mille extravagances et à mille désordres.
Le monde, et en particulier l'Europe actuelle, te fera l'effet d'une vaste chaudière en ébullition. Tu verras les rois agités sur leurs trônes chancelants, comme les matelots suspendus aux vergues pendant la tempête et toujours prêts à tomber ; les peuples mécontents, irrités, frémissant, cherchant à briser ce qu'ils appellent leurs chaînes sur la tête de ceux qu'ils appellent leurs tyrans.
Regarde encore : Voici venir, semblables aux vagues de la mer en courroux, des révolutions qui se succèdent avec une étonnante rapidité. Ces révolutions ne troublent pas seulement la surface des choses, elles en bouleversent les profondeurs. La plupart ne sont pas seulement politiques et dynastiques, elles sont sociales. C'est la substitution, non de personnes à d'autres personnes, non de formes gouvernementales à d'autres formes gouvernementales ; c'est la substitution de principes à d'autres principes, la mise en haut de ce qui, d'après les lois éternelles, doit être en bas, et en bas ce qui doit être en haut ; c'est le désordre en principe, et le chaos en réalité.
Regarde toujours : Avant, pendant et après ces révolutions, des calamités, des guerres, des ruines, du sang, de monstrueuses iniquités, des divisions et des haines qui arment les peuples contre les peuples, les provinces contre les provinces, les familles contre les familles, les citoyens contre les citoyens, et qui font de l'existence un long supplice. L'ordre matériel rétabli tant bien que mal, le mécontentement continue de fermenter dans les âmes ; des conspirations s'organisent, et bientôt de nouvelles catastrophes viennent détruire le frêle édifice bâti sur les dernières ruines. Rien ne calme cette agitation fébrile ; et, aujourd'hui moins que jamais, rien n'apaise cet incompréhensible besoin de bouleversements.
Voilà, cher ami, dans ses lignes principales, le triste panorama dont tu seras témoin. A part de sérieuses modifications dans les temps actuels, le même spectacle s'est vu dans tous les siècles. Quel est ce mystère ? Pour le découvrir, il faut sonder la nature intime de l'homme. C'est aux dernières profondeurs de son cœur que se trouve la cause de ce que nous voyons.
Je dis de son cœur et non de son entendement, ni de son imagination ; car, dans l'homme, le cœur est roi. L'intelligence n'est que son intendant ; le jugement, son conseiller ; les sens, ses serviteurs. De là vient ce qui est écrit : « Garde ton cœur avec toutes sortes de soin, car c'est de lui que procède la vie ». Et ailleurs : « C'est du cœur que viennent les mauvaises pensées, les homicides, les adultères, les fornications, les vols, les faux témoignages, les blasphèmes ».
Donne-moi la main, et, précédés du flambeau de la foi, descendons dans cet abîme ténébreux du cœur humain. Là, vivent trois bêtes dévorantes appelées les trois concupiscences, et auxquelles on attribue, non sans raison, tous les désastres du monde. Toutefois elles ne sont que des causes secondes. L'impulsion leur vient d'une cause supérieure et plus cachée.
Quelle est cette cause ? L'amour de la vie, mais l'amour égaré : en d'autres termes, la grande erreur que nous poursuivons dans ses derniers retranchements. Pour être convaincus de cette vérité capitale, comme nous le sommes de l'existence du soleil, comprenons l'homme et comprenons-le bien.
Image vivante du Dieu vivant, l'homme est vie. Pour lui la vie n'est pas seulement le premier et le plus précieux des biens ; elle est son être : hors de la vie, néant. L'homme aime donc la vie du même amour que lui-même. Il l'aime essentiellement, il l'aime passionnément, il l'aime invinciblement : il l'aime partout... Pourquoi aime t-on l'enfant ? Parce que c'est la vie qui vient. Pourquoi respecte t-on le vieillard ? Parce que c'est la vie qui s'en va. Pourquoi éprouve t-on un sentiment de curiosité religieuse à la vue d'une vieille ruine ? Parce que la vie a passé par là.
L'homme n'aime que la vie. Regarde-le de près, en toi-même et dans les autres ; analyse ses instincts, fouille aux derniers replis de son cœur, étudie son existence dans tous ses détails : s'il boit, s'il mange, s'il dort, s'il veille, s'il travaille, s'il pleure, s'il se réjouit, c'est par amour de la vie. A la conserver et à la développer, se rapportent, sans exception et dans tous les âges, ses instincts, ses pensées, ses affections, ses paroles, ses privations, ses craintes, ses désirs, ses actes, ses vertus et même ses crimes.
Plutôt que de perdre la vie, il consent à tout. Dans une langue ou dans une autre il répète le mot de Mécènes, le favori d'Auguste : « Que je sois le rendez-vous de tous les maux ; que je sois bossu par devant et par derrière ; que je n'aie aucun membre sain ; que je sois goutteux des mains et des pieds ; que je perde mes dents ; que je sois cloué sur une croix ; tout va bien, pourvu que je vive ».
Que l'homme étant ce qu'il est, soit persuadé que la vie d'ici-bas, c'est la vie, toute la vie : une pareille erreur le rend fou et fou furieux. « Courte et bonne, dit-il ; puisque la vie présente est toute la vie, je veux en vivre, vivre pleinement, constamment, par tous les moyens possibles : c'est la loi de mon être. Vivre c'est jouir, et jouir c'est faire usage de tous mes sens et de toutes mes facultés, sans contrainte et sans contrôle ».
Il est logique. Aussi le même raisonnement se trouve, dans tous les siècles, sur les lèvres et dans les actes de tous les martyrs de la grande erreur. Ceux de l'Occident disaient : « Nous ne demandons que deux choses, du pain et des plaisirs : Panem et circenses ».
Ceux de l'Orient disaient, dans l'égarement de leurs pensées : « Le temps de notre vie est court et fâcheux. L'homme n'a rien à attendre au delà du tombeau. Sortis du néant, nous y rentrerons et nous serons comme si nous n'avions jamais été. Notre nom s'oubliera et il ne restera aucun souvenir de nos actions parmi les hommes.
Venez donc ; jouissons des biens présent ; hâtons-nous d'user des créatures, pendant que nous sommes jeunes. Enivrons-nous des meilleurs vins. Parfumons-nous des aromates les plus exquis. Couronnons-nous de roses, avant qu'elles se flétrissent. Qu'aucune prairie n'échappe à notre luxure. Que partout on nous suive à la trace de nos réjouissances. C'est la loi de notre être et le but de notre vie. Méprisons, persécutons ceux qui ne pensent pas comme nous et qui nous traitent d'insensés. Ne connaissons d'autre droit que le droit de la force : Sit autem fortitudo nostra lex justitiae ».
Voilà, mon cher ami, l'immuable Credo de l'homme qui prend la vie d'ici-bas pour la vie. Insensé s'il ne le pratiquait pas. Mais nous verrons bientôt que, pour son malheur et le malheur de tous, sa conduite y correspond. En attendant, que tous les philosophes se mettent à l'œuvre pour chercher la vraie source du mal ; qu'ils tournent et retournent la question sous toutes les faces, et, à moins de s'arrêter à des solutions incomplètes, ils arriveront à découvrir la cause première du désordre universel dans l'amour égaré de la vie.
En veux-tu la contre-épreuve ? Ote du monde cette erreur que la vie d'ici-bas c'est la vie. A la place, fais prévaloir cette vérité que la vie d'ici-bas n'est que l'ombre et le vestibule de la vraie vie : à l'instant s'opère une révolution miraculeuse. L'homme dégrisé n'attache plus qu'une importance secondaire aux choses d'ici-bas. N'étant plus pour lui sa fin, mais seulement des moyens, il en use comme n'en usant pas. Avec un courage soutenu il combat ses tristes penchants. Avec une fidélité religieuse il accomplit ses devoirs ; car il sait que de là dépend la vraie vie. L'ordre règne sur la terre, parce qu'il règne dans les âmes.
On m'appelle pour un malade : pourvu que ce ne soit pas un fasciné ! Je me vois donc obligé de remettre ma plume dans mon encrier et de clore ici ma lettre ; mais le sujet que nous traitons n'est pas épuisé : la reprise dans quelques jours.
Tout à toi.
Cher ami,
Les craintes que je te manifestais n'étaient pas vaines : mon malade était un fasciné. Depuis trente ans il vivait des illusions de la vie. Mais l'opération de la cataracte a bien réussi. Tu sais, ou tu ne sais pas, que nous appelons ainsi la confession. Mon homme voit clair maintenant, et je puis t'assurer que tous ceux qui veulent se soumettre à la même opération sont aussitôt décharmés. Tant il est vrai que c'est le cœur qui leur fait mal à la tête : Noluit intelligere ut bene ageret.
Je reviens à notre sujet. Je t'ai dit que le martyr de la grande erreur n'était que trop conséquent. A peine il en est dominé, que sa folie se manifeste par des actes étranges : il ne se connaît plus. Semblable à ces prêtres d'idoles qui fouillaient curieusement dans les entrailles des victimes pour y découvrir la vérité, le vois-tu se jeter avec rage sur les créatures, les torturant de milles manières pour y trouver le bonheur, la jouissance, la vie enfin ?
L'esclave attaché à la meule, l'aliéné de Bicêtre qui nage dans sa sueur en tournant la roue du grand puits : vaines comparaisons pour rendre l'assiduité, la fatigue, l'ardeur fiévreuse du malheureux fasciné. Nuit et jour au travail, sur les fleuves, sur les mers, sur les chemins de fer, dans les entrailles de la terre : peu ou point de repos pour ses membres et moins encore pour son cerveau.
Tu n'as pas oublié que dans notre visite domiciliaire au fond du cœur humain, nous avons trouvé trois bêtes furieuses qui n'attendent que le moment d'être déchaînées pour porter le ravage et le désordre partout. Ces bêtes d'une force terrible et d'une avidité insatiable, sont les trois concupiscences : la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux, l'orgueil de la vie.
La grande erreur ouvre leur cage, les déchaîne et les lance dans l'arène du monde : elles en deviennent les maîtresses. Dès que la vie d'ici-bas c'est la vie, les jouissances d'ici-bas en sont le but, le but unique, le but passionnément poursuivi. La triple concupiscence se présente comme le triple moyen de l'atteindre. Voyons ses œuvres, c'est à dire les désastres qu'elle cause.
La concupiscence de la chair. Gourmandise et volupté : voilà ce qu'elle est. Plaisirs de la bouche et plaisirs des sens : voilà ce qu'elle veut. Dans celui qui en est l'esclave, l'âme déchue de sa dignité n'est plus que la servante du corps, la pourvoyeuse de ses grossières et coupables jouissances. A ce honteux métier se trouvent prostitués ses pensées, ses désirs, ses plus nobles facultés. La vois-tu cette pauvre âme, s'étudiant à inventer chaque jour quelque nouveau moyen d'augmenter le confortable de son tyran, de flatter son palais, de contenter sa mollesse et de satisfaire, sans pouvoir y réussir, ses mille besoins factices ?
Aiguillonnée sans relâche par la concupiscence de la chair, la malheureuse esclave analyse, décompose, recompose les substances alimentaires, court la terre et les mers pour faire arriver sur la table de son maître, les vins les plus exquis, les mets les plus recherchés, les produits les plus rares et rendre toute la création tributaire de sa bouche et du dernier de ses sens, le toucher.
Ces premières jouissances en appellent d'autres. Délicatement nourrie, la chair devient rebelle. Les sens parlent et ils veulent être obéis. C'est peu de les souiller en secret, la concupiscence de la chair cherche partout un aliment aux flammes impures qui les dévorent. Cet aliment funeste, elle le trouve et le diversifie en mille manières. La preuve est sous nos yeux.
Qui a couvert l'Europe de théâtres corrupteurs ? la concupiscence de la chair. Qui a inondé le monde et qui l’inonde encore de livres obscènes ? la concupiscence de la chair. Qui provoque, en les chantant et en les absolvant, les entraînements de la volupté ? la concupiscence de la chair. Qui peint, qui sculpte, qui grave, qui photographie les nudités les plus révoltantes ? la concupiscence de la chair. Qui invente les danses et les modes les plus propres à enflammer les passions ? la concupiscence de la chair.
Qui crée et qui peuple les maisons de débauche ? la concupiscence de la chair. Qui donne des équipages et des hôtels aux courtisanes célèbres, les noie dans le luxe, les comble de richesses et les couvre de pierreries ? la concupiscence de la chair2. Qui poursuit l’innocence et la faiblesse, avec la même fureur que le loup poursuit la brebis ? la concupiscence de la chair. Qui conduit à la honte, au déshonneur, à la ruine de l’intelligence, de la fortune et de la santé ; aux scandales retentissants, aux dissensions domestiques, aux meurtres, aux empoisonnements, à des abominations que je n’ose
nommer ? la concupiscence de la chair.
La concupiscence des yeux, avarice et curiosité : voilà ce qu’elle est. Or, argent, pierreries, argenterie, parures luxueuses, propriétés meubles et immeubles, objets rares et précieux; en un mot, tout ce qui brille : voilà ce qu’elle veut. En
examinant ce qu’elle fait, tu verras qu’elle n’est pas moins désastreuse que la première. Si l’une fait de l’homme un pourceau, comme parle l’Écriture, sus in volutabro luti, l’autre en fait un scélérat. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Dieu Lui-même : «Il n’y a rien de plus scélérat que l’avare»3. Une pareille qualification te paraît dure et tu m’en demandes l’explication : je vais te satisfaire.
Le scélérat est un homme de crimes. Or, l’avarice est la mère de tous les crimes, la racine de tous les maux. L’avare est digne de sa mère : à tous les points de vue il est un scélérat.
A l’égard de Dieu, il L’a vendu : crime exceptionnel que l’avare seul a commis. Chaque jour encore il met son âme en vente, comme une bête sur un champ de foire ; et cette âme appartient à Dieu qui l’a payée de Son sang. Combien voulez-vous m’en donner et je vous la livrerai ? On lui offre une créature ; et quelle créature ? une créature inanimée , qui ne voit pas, qui n’entend pas, qui ne parle pas, qui n’aime pas, qui n’a ni âme, ni sens ; un chiffon de papier, un petit morceau de métal sec et dur, et qui n’est lui-même qu’un peu de terre jaune ou blanche : et il la livre.
A l’égard de ses semblables. La loi fondamentale de toute société, c’est le dévouement : l’égoïsme en est la destruction. Or, l’avare est égoïste, cruellement égoïste.
L’usure, le vol, la rapine, les concussions, la fraude sous toutes les formes, le mensonge, le parjure, les procès injustes : tout lui est bon pour s’enrichir. Combien de familles ruinées par les avares !
A l’égard des pauvres. Les blés, le vin, l’huile, les fruits de la terre, les richesses de quelque nature qu’elles soient, ont été créés pour le bien de tous les hommes. Leur destination est de circuler dans toutes les parties du corps social, comme le sang dans les veines du corps humain. Que fait l’avare ? il les détourne de leur fin, les arrête, les emprisonne, les laisse pourrir et manger aux vers, ou ne consent à s’en dessaisir qu’à des prix exorbitants. «L’avare, dit un grand docteur, ressemble à l’enfer qui reçoit tout, qui dévore tout, qui ne rend rien et qui ne dit jamais : C’est assez».
A l’égard de lui-même. Ou il enfouit ses richesses, ou il les convertit en luxe. Dans le premier cas, non seulement il refuse de faire part de ses biens à autrui, lui-même n’en profite point. Son suprême bonheur est de les sentir près de lui.
Plutôt que d’y toucher, il se refusera le nécessaire ; et, au milieu de l’abondance, il vivra plus mal que le dernier des mendiants. Son vêtement, son ameublement, sa nourriture, ses habitudes de vie, justifieront honteusement l’épithète de sordide, que toutes les langues donnent à l’avarice. Entre mille exemples, tu connais, comme moi, l’histoire de cet avare du faubourg Saint-Germain, mort dernièrement à Paris.
Dans une mansarde basse, étroite, sans cheminée, glacière en hiver, étuve en été, vivait un petit vieillard, aux lèvres pincées, aux joues creuses, au teint jaune, au regard inquiet, au front sillonné de rides profondes. Rarement on le voyait sortir. Il couvait son or, comme la poule couve ses oeufs. Un chapeau jadis noir et tout déformé ; une redingote crasseuse et râpée jusqu’à la corde ; un pantalon de même âge et de même valeur ; des souliers garnis de pièces rapportées et dont la couleur rougeâtre accusait une économie prolongée d’huile ou de cirage. Tel était son costume. Son ameublement était à l’avenant. On ne le connut qu’après sa mort; car personne ne pénétrait dans son réduit.
Depuis quelques jours on ne l’avait pas vu descendre. On s’inquiète ; on frappe à sa porte : pas de réponse. La police est avertie et la porte enfoncée. Approche, cher ami, et contemple l’anachorète de l’avarice, mort entre les griffes de sa mère.
Sur un grabat chargé de haillons en désordre et tenant lieu de draps et de couverture, un cadavre décharné et dont l’odeur annonçait déjà un commencement de décomposition. Puis, en guise d’oreiller, un sac rebondi, tout plein d’or, d’argent, de billets de banque et d’actions sur les fonds publics. On cherche dans la paille du lit ; on y trouve de l’or ; dans de vieilles bottes cachées sous le lit, on les trouve remplies de pièces de monnaies de toute valeur. Total, près d’un million !
Sur une chaise de paille délabrée, la seule qui fût dans la chambre, un pot de terre à moitié plein d’eau, et, à côté, quelques croûtes de pain desséchées et malpropres, dont les Petites Soeurs des pauvres se seraient contentées pour elles-mêmes, mais qu’elles n’auraient pas voulu pour leurs vieillards. Le malheureux était mort de privation, au milieu de ses rouleaux d’or et de ses billets de banque.
Comprends-tu maintenant la sévérité de la parole divine : Il n’y a rien de plus scélérat qu’un avare ? Et cette autre : Celui qui est mauvais à lui-même, à qui sera-t-il bon ? On n’en finirait pas si on voulait énumérer toutes les scélératesses de l’avare, c’est-à-dire les iniquités et les hontes, tristes effets de la seconde concupiscence. Demain, je t’en citerai un nouvel exemple, qui, à l’odieux, ajoute le ridicule.
Cher ami,
S’infliger à soi-même un ridicule, par la violation volontaire de quelqu’une des lois sociales, est un malheur, une faute, un châtiment. L’avare brave l’opinion ; mais l’opinion se venge par les épithètes qu’elle donne à l’avarice. Il en est une entre autres, nous l’avons dit, qui se trouve dans toutes les langues : c’est l’épithète de sordide. Au reste, voici mon histoire.
Bien souvent tu es allé de Paris à Versailles par le chemin de fer de la rive gauche. Un peu avant d’arriver à Sèvres, tu as vu, bordant la voie, une élégante petite maison, bâtie entre cour et jardin. Elle a été construite, il y a une trentaine d’années, par un négociant de Paris, qui venait y passer, avec sa famille et ses amis, un ou deux jours par semaine dans la belle saison. A en juger par le train qu’il menait, il devait jouir d’une certaine fortune.
Ayant vendu son fonds, il y a dix ans, il s’était retiré à sa campagne. Dans le pays on ne le désignait guère que sous le nom de M. Bossu. C’est qu’en effet il avait sur le dos une grosseur très convexe, qui ne présentait pas précisément l’éminence sphérique de la véritable bosse, mais qui était cependant assez proéminente pour ne pouvoir être dissimulée.
Au temps où il avait fait bâtir sa maison, M. Bossu n’avait pas cette infirmité, qui lui était venue, disait-il, à la suite d’une chute. Il vivait isolément avec une vieille domestique, ne voulant recevoir que rarement son fils Alfred, commis dans un magasin de nouveautés, à Paris, parce que, prétendait-il, ses visites lui occasionnaient des dépenses au-dessus de ses moyens. Lorsque Alfred lui objectait que cependant il devait être riche, M. Bossu répondait invariablement qu’en effet, lorsqu’il avait cessé le commerce, il pouvait posséder une quinzaine de mille livres de rentes ; mais que s’étant, comme tant d’autres, laissé tenter par les spéculations de la Bourse, il s’y était presque entièrement ruiné, et qu’il ne possédait plus que de quoi vivre très modestement.
Après la mort de sa femme, M. Bossu se montra plus avare encore qu’il ne l’avait été jusque-là. Il se débarrassa de son chien, de ses oiseaux, qui, selon lui, coûtaient trop cher à nourrir. Sa sobriété était extrême ; et plus d’une fois Jeannette, sa vieille domestique, avait menacé de le quitter à cause de la maigre pitance qu’il lui donnait. Il ne sortait que tous les deux ou trois mois pour venir à Paris toucher, comme il disait, ses petites rentes.
Le 1er septembre de cette année, M. Bossu mourut presque subitement. Alfred, prévenu par Jeannette, accourut ; et il était auprès du défunt lorsque le médecin chargé de la vérification du décès vint accomplir sa mission.
Découvrant la poitrine du mort, il remarqua que deux bandelettes en laine s’y croisaient, se dirigeant vers les épaules. Poussant plus loin son examen, le docteur découvrit que ces bandelettes soutenaient une sorte de sac en flanelle, qu’elles fixaient sur le dos du défunt, entre les deux épaules. Cette espèce de sac formait la proéminence qui donnait à l’ancien négociant l’apparence d’un bossu. On l’ouvrit, et, à la grande surprise des assistants, on reconnut que cette fausse bosse contenait deux cent cinquante-sept mille francs en billets de banque, actions et valeurs diverses.
Michas adorait ses dieux en secret, dans la crainte de les perdre ; M. Bossu porte les siens sur son dos. Devenus comme une partie intégrante de sa personne, ils voyagent avec lui, ils dorment avec lui. Jusqu’à la fin de sa vie, il les honore en se déformant, en mentant, en s’imposant à lui-même et aux autres de pénibles sacrifices. Qu’en penses-tu ? M.Bossu mériterait, ce me semble, un brevet d’invention ; car, en fait de défiance, il personnifie au plus haut degré le génie de l’avarice.
Si l’avare n’enfouit pas ses trésors, il les convertit en luxe. Ce second désordre est plus fréquent, mais non moins coupable que le premier. Tous deux sont fils de l’égoïsme. Dans l’un comme dans l’autre l’homme se fait son dieu. Victime de la concupiscence des yeux, il est avide de tout ce qui brille : à tout prix il en veut. Il en veut au prix de sa tranquillité et de ses affections de famille ; au prix de sa propre santé, qu’il épuise en voyages, en spéculations, en agitations incessantes ; au prix même de sa vie, qui s’éteint avant l’âge, comme la chandelle allumée par les deux bouts.
Il en veut au prix des sueurs et du travail forcé des artisans de sa fortune, qui ne connaîtront plus de jours de repos ; au prix de leurs moeurs et de leur foi, qu’ils perdront soit au spectacle de ses scandales, soit dans l’atmosphère pestilentielle de ses usines, de ses manufactures et de ses ateliers.
Il en veut au prix des souffrances et de la misère publique. Ses entrailles sont cruelles : Viscera impiorum crudelia. «Pauvres, infirmes, vieillards, orphelins, malheureux, qui que vous soyez, n’ayez ni vêtement pour vous couvrir, ni pain à manger, ni bois pour vous chauffer, ni médicaments, ni soins, ni appui. Que vous soyez, vous et vos petits enfants, mis à la rue et vos pauvres meubles vendus à vil prix, pour payer votre loyer ; que le besoin pousse vos filles au déshonneur et vous
au suicide : cela ne me regarde ni ne me touche. J’ai un meilleur emploi de ma fortune.
«Il me faut de l’or et de l’argent, et il m’en faut beaucoup. Il me faut des domaines et encore des domaines. Il me faut des habitations somptueuses à la ville et à la campagne. Il me faut des appartements dorés et capitonnés de soie. Il me faut des meubles où la perfection de la forme le dispute à la richesse de la matière. II me faut des tapis moelleux et des marbres rares. Il me faut des pierreries enchâssées dans l’or.
Il me faut le linge le plus fin, les dentelles les plus chères, les étoffes les plus riches. Il me faut des caisses d’argenterie.
II me faut des chevaux de luxe et des voitures brillantes. Il me faut des objets d’art, bronzes, statues, tableaux, dont un seul pourrait fournir longtemps à l’entretien d’une pauvre famille. Il me faut, enfin, pour moi, pour ma femme, pour mes fils et mes filles, mille inutilités de prix, bonnes uniquement pour attirer les regards et flatter la vanité».
Pour qu’on ne m’accuse pas de faire un tableau d’imagination, je vais te citer quelques exemples dont l’authenticité m’est personnellement connue, du luxe insensé qui fascine et qui dévore les esclaves de la seconde concupiscence.
Un mouchoir de poche : 1,000 fr. ; - une paire de manchettes : 1,000 fr. ; - une brosse à cheveux 95 fr. ; - un peigne : 300 fr. ; - une paire de pantoufles pour femme : 200 fr. ; - un couvre-pieds pour le berceau d’un enfant : 1,200 fr. ; - une douzaine de bonnets de nuit : 960 fr. ; - une robe de baptême : 600 fr. ; - une chemise de noces : 3,500 fr. ; - une camisole de nuit : 5,000 fr. ; - un fichu en dentelles : 2,500 fr. ; - un guéridon en bois de Boule : 10,000 fr. ; - une ombrelle 10,000 fr. ; - une robe : 14,000 fr. ; - une autre robe, donnée pour étrennes à une dame par son mari en 1862 : 22,000 fr.; - une couverture de voiture en zibeline 40,000 fr. ; - le loyer d’un appartement ou d’un magasin s’élevant depuis 10,000 fr. jusqu’à 80,000 fr. ; - une parure : 100,000 fr.
Telles sont, et d’autres encore, les choses que veut l’homme devenu son dieu : n’importe le prix, car, pour les avoir, tout lui est marchandise, même son âme. Je m’arrête ; aussi bien il serait impossible de dire les conséquences morales ou plutôt immorales de ce luxe sans honte et sans frein : c’est-à-dire à quel degré de scélératesse et d’ignominie conduit toutes les classes de la société, la seconde concupiscence, fille légitime de la désastreuse erreur que nous combattons. A demain la troisième.
Tout à toi.
Cher ami,
L’orgueil de la vie : troisième concupiscence. Chaque jour tu peux le voir de tes yeux et l’entendre de tes oreilles : Avec moins d’ardeur le mendiant affamé demande le morceau de pain nécessaire à sa vie, que les esclaves de la première et de la seconde concupiscence ne cherchent, l’un, les plaisirs sensuels, l’autre, les richesses. Ils en ont faim, ils en ont soif ; et leur faim est insatiable, leur soif inextinguible. Hydropiques, plus ils boivent, plus ils veulent boire : Quo plus sunt potæ, plus sitiuntur aquæ. Or, dans l’orgueil de la vie, ils trouvent le meilleur moyen d’avoir en abondance des plaisirs et des richesses. Tu me demandes l’explication de ce mystère : je vais te la donner.
S’adorer soi-même dans ses pensées, dans ses talents, dans ses qualités physiques et morales, dans son excellence, en un mot, dans sa supériorité vraie ou prétendue : voilà l’orgueil de la vie. De l’autorité, des honneurs, des respects et des louanges : voilà ce qu’il veut. Être placé aux degrés les plus élevés de l’échelle sociale, tenir entre ses mains la position présente et future d’une foule de subordonnés ; manier, trop souvent sans un contrôle sérieux, les affaires publiques ou privées ; quelquefois même posséder ou partager le pouvoir souverain : aveugle qui ne verrait pas là le plus puissant moyen de satisfaire largement la double concupiscence de la chair et des yeux.
Aussi, des trois grandes passions qui désolent le monde, la plus furieuse est l’ambition du pouvoir. Si tu veux voir ce que produit un pareil levain fermentant au coeur de l’homme, regarde autour de toi.
D’où vient l’esprit d’insubordination qui souffle aujourd’hui, avec tant de violence, sur toutes les classes de la société ? de l’orgueil de la vie. Personne ne veut plus obéir, tout le monde veut commander. Chacun le dit : l’ouvrier fait aller le bourgeois ; le domestique fait aller le maître ; l’écolier fait aller le professeur ; les enfants font aller leur père et leur mère : qu’est-ce que cela ? l’orgueil de la vie.
Quelle cause produit dans un si grand nombre d’individus, hommes et femmes, la fièvre du déclassement ? l’orgueil de la vie. Qui fait déserter les campagnes et accumule dans les grandes villes, aux avenues de tous les emplois, des multitudes de solliciteurs besogneux ? l’orgueil de la vie.
N’est-ce pas encore la même concupiscence qui peuple les nations modernes de mécontents : ambitieux au grand et au petit pied qui, se croyant propres à tout, rôdent sans cesse autour des positions acquises, jalousent ceux qui les occupent et, de coeur ou de bouche, répètent cet unique refrain : Ote-toi de là que je m’y mette !
Si les possesseurs du pouvoir, des dignités et de la fortune ne meurent pas assez vite ou ne satisfont pas des prétentions impossibles, l’orgueil de la vie rêve les moyens de les y forcer. Comme un immense filet, les sociétés secrètes enlacent aujourd’hui l’ancien et le nouveau monde. Quel est le but de cette grande armée de démolisseurs ? S’emparer du pouvoir et se partager, comme une proie, les dignités et la fortune. Si tu cherches le principe qui l’a formée, le mobile qui l’a fait agir, tu trouveras l’orgueil de la vie.
Avec non moins d’évidence il se montre dans les intrigues et les bassesses de l’ambition ; dans les conspirations et dans le régicide; dans les révoltes et dans les révolutions ; dans le despotisme d’un seul ou dans la tyrannie des multitudes : fléaux devenus comme endémiques en Europe, extrémités funestes entre lesquelles oscillent perpétuellement les nations d’aujourd’hui.
Que dirai-je encore ? Comme l’arbre sort de la racine, de l’orgueil de la vie sort non seulement la haine du pouvoir, mais la négation du droit. Dans la négation des droits de Dieu, de l’Église et du Pape, il y est. Dans la négation des dogmes, des devoirs et de tout ce qui s’impose à la raison ou à la volonté, il y est. Dans la haine et la négation de tout ce qui représente, à un degré quelconque, le principe hiérarchique de l’autorité religieuse et sociale, il y est.
Si donc tu considères en action cette troisième concupiscence, tu reconnaîtras bientôt qu’à tous les points de vue elle est souverainement désastreuse. Mère de l’ambition, c’est elle qui, nourrissant les pensées de sa fille et caressant ses rêves, ruine les moeurs sociales, abaisse le caractère des nations et, sous le nom de fonctionnaires, les peuple d’automates.
C’est elle qui transforme les dépositaires de l’autorité en brocanteurs d’emplois, et leurs antichambres en autant de bazars où tout se vend parce que tout s’achète, la dignité, l’honneur, la conscience. C’est elle enfin qui, rendant les peuples ingouvernables, finit, comme nous le voyons de nos jours, par faire de la société une arène brûlante, où les passions déchaînées se disputent avec acharnement les lambeaux souillés et trop souvent ensanglantés du pouvoir.
Ce n’est pas tout : la grande erreur dont la troisième concupiscence est le produit, appelle tous les fléaux. Comme l’aimant attire le fer, le crime attire le châtiment. Dieu n’a point abdiqué. Sans doute il est patient; mais il ne peut être indéfiniment spectateur impassible de la violation de ses lois. Or, nous venons de le voir, l’orgueil de la vie est la révolte en permanence et le principe violateur de toutes les lois divines et humaines, religieuses et sociales.
D’ailleurs, l’homme est trop cher à Dieu pour le laisser vivre en paix dans le mal. Comme le père arrache aux mains de son enfant et brise les hochets qui l’amusent au détriment de ses devoirs ; ainsi, pour rompre le charme fascinateur qui attire l’homme vers l’abîme, Dieu appelle les fléaux de Sa miséricordieuse justice.
Tour à tour on voit fondre sur le monde coupable les pestes, les famines, les guerres, les inondations, les ouragans, les tremblements de terre, les invasions de barbares civilisés, ou non, les dislocations sociales ; terribles moniteurs qui disent à l’homme : Tu fais fausse route ; la vie d’ici-bas n’est pas la vie ; cherche ailleurs le bonheur dont tu éprouves l’invincible besoin.
Telle est, dans les temps ordinaires, la conduite de la Providence. La fascination de la bagatelle devient-elle plus générale et plus complète, les avertissements aussi deviennent plus généraux et plus redoutables. Des bruits sourds, précurseurs de la tempête, se font entendre ; les sociétés ébranlées chancellent ; les trônes surplombent ; les royaumes et les peuples inclinent vers leur ruine : Conturbatæ sunt gentes ; inclinata sunt regna.
L’inquiétude est partout : Dicentes : Pax, pax ; et non erat pax. Comme des feux souterrains longtemps comprimés, les concupiscences, irritées de longue main, font explosion et bouleversent l’ordre social ; tandis que tous les fléaux du ciel, semblables à des avalanches, se précipitent à la fois sur la terre.
N’est-ce pas là, cher ami, ce que nous voyons depuis quelques années, et même à l’heure qu’il est ? L’Amérique méridionale ne vient-elle pas, sur un littoral de six cents lieues de long, d’être témoin de véritables scènes de la fin du monde ? L’année précédente, la grande île de Saint-Thomas n’a-t-elle pas été ravagée par la mer, envahie par des montagnes d’eau d’une hauteur, d’une largeur, d’une puissance inconnue, et complètement ravagée ? Naguère encore l’Afrique n’était-elle pas couverte de cent mille cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants tués par la faim ?
Mais omettons les désastres partiels et les avertissements successifs. En 1866, tous les fléaux de Dieu sont tombés à la fois sur le monde. La peste des hommes et des animaux ; la mystérieuse maladie de la vigne, de la pomme de terre, de la canne à sucre et des végétaux, au nombre de plus de cent ; la famine, la guerre, les tremblements de terre, le débordement des fleuves et l’invasion des sauterelles. S’il y a dans l’histoire une année pareille à celle-là, je l’ignore et je n’en rougis pas ; car, sur ce point, je me crois en nombreuse et savante compagnie.
Si je voulais parler des fléaux dans l’ordre moral, que n’aurais-je pas à dire ? Qu’il me suffise d’en signaler un seul, le socialisme, dont le flot monte à vue d’oeil et menace de renverser bientôt les barrières déjà fort ébranlées que la force matérielle cherche à lui opposer. Que ceux qui ont des yeux pour voir, voient; des oreilles pour entendre, entendent !
4. L’erreur qui consiste à croire que la vie d'ici-bas c'est la vie est malheureusement très répandue de nos jours.
- II n’est que trop vrai, grand et très grand est le nombre de ses victimes. Les villes et les campagnes en foisonnent. Dans toutes les nations de l’ancien et du nouveau monde, les conditions les plus hautes, plus encore peut-être que les classes inférieures, lui payent un large tribut, et tout ce qu’on appelle progrès tend à l’augmenter. Ce n’est plus un mystère pour personne : le dix-neuvième siècle roule au matérialisme et au sensualisme, par conséquent à la négation pratique de toute autre vie que la vie du temps.
Sans doute, on a vu à toutes les époques des hommes professer, par leur conduite, la négation de la vie future. C’est ainsi que, dans tous les siècles, il y a eu des boiteux et des aveugles. Mais tout un siècle, tout un monde d’aveugles et de boiteux, ou du moins un siècle et un monde dont la majorité des hommes est aveugle et boiteuse, cela ne s’est vu qu’aux époques fatales de l’histoire, l’époque du déluge, l’époque des barbares et aujourd’hui.
Comment te représenter cette coupable dégradation de l’humanité ? Tu as vu le chiffonnier de nuit, la hotte sur le dos, parcourant les rues de Paris, tenant d’une main sa lanterne baissée jusqu’à terre ; de l’autre, son crochet ; puis, s’arrêtant à tous les tas d’immondices pour y chercher quelques lambeaux souillés de linge ou de papier, qu’il jette dans sa hotte.
Voilà, je lui en demande pardon, le dix-neuvième siècle : ce grand chiffonnier qui, à la lueur vacillante de sa faible raison, cherche la vie dans la mort, en la cherchant dans la chair. A chaque découverte qu’il fait dans l’ordre matériel, il s’arrête et se crée un nouveau besoin factice, excite une nouvelle concupiscence et devient esclave d’un nouveau maître. Telle est, comme je l’ai dit dès le début, et je voudrais avoir cent voix pour le redire, la grande erreur du dix-neuvième siècle.
Elle plane sur lui ; elle le pénètre de toutes parts ; elle le résume dans toute sa vie. Le puits de l’abîme est ouvert; et du milieu des noires fumées qu’il répand, sortent des nuées de sauterelles dévorantes. Il faut appeler de ce nom les monstrueuses et innombrables erreurs qui, aujourd’hui même, épouvantent les plus fermes esprits, et dont la mission infernale est de dévorer la Religion chrétienne, la morale chrétienne, le surnaturel chrétien, la vie de la foi, afin de faire prévaloir en tout et partout la vie des sens.
Or cette erreur, dans laquelle viennent se réunir pratiquement toutes les autres erreurs, conduit fatalement le dix-neuvième siècle à l’abîme. Voilà pourquoi encore je le répète et pourquoi je payerais de ma vie celui dont la voix serait assez puissante pour le faire entendre à tous, aux rois et aux peuples, aux endormeurs et aux endormis. L’histoire du passé est la prédiction de l’avenir.
En voyant les hommes antédiluviens, presque universellement livrés à la triple concupiscence dont nous avons esquissé le tableau, le Créateur fut saisi d’une douleur si profonde, tactus dolore tordis intrinsecus, qu’Il se repentit d’avoir fait l’homme. II ajouta : Puisque toute chair, non seulement a corrompu sa voie, mais que l’homme est devenu chair, Mon esprit ne demeurera point en lui ; il périra, et avec lui les créatures dont il s’est fait des instruments d’iniquité.
Le châtiment suivit de près la menace. Vint le déluge qui les emporta tous : Venit diluvium, et tulit omnes.
Pourquoi les hommes antédiluviens étaient-ils devenus chair ? Parce qu’ils avaient pris la vie d’ici-bas pour la vie. La vie d’en haut, ils l’avaient oubliée. Pour eux le monde surnaturel n’était plus rien, le monde matériel était tout. Fascinés par cette erreur désastreuse, que faisaient-ils ? Écoutons la réponse. Ils ne songeaient qu’aux besoins et aux plaisirs du corps : à boire et à manger; à se marier et à marier; à acheter et à vendre; à planter et à bâtir. Ajoutons un dernier trait, et ce n’est pas le moins caractéristique : ils se moquaient de Noé qui, en bâtissant son arche, leur annonçait que cela finirait mal.
Regarde maintenant, cher ami, écoute, interroge et dis-moi : Pris dans leur généralité, les hommes et les peuples d’aujourd’hui font-ils autre chose ? Songent-ils à autre chose ? Désirent-ils autre chose ? Sur la conduite du grand nombre, le monde surnaturel pèse-t-il plus qu’une plume dans le bassin d’une balance ? Il est permis d’en douter. Le commerce et l’industrie, l’industrie et le commerce, n’est-ce pas leur éternel refrain, leur centre d’action et d’attraction ?
Le commerce et l’industrie, ou, comme ils disent, les spéculations et les affaires, pourquoi ? Pour avoir de l’or. Et de l’or, pourquoi ? Afin de se procurer des jouissances, jouissances pour les yeux, pour les oreilles, pour la bouche, pour tous les sens et pour toutes les convoitises. N’est-ce pas le dernier mot des multitudes, riches et pauvres, au dix-neuvième siècle, comme il fut celui des multitudes antédiluviennes la veille du cataclysme ; celui des multitudes gréco-romaines à l’invasion des barbares : Duos tantum res anxius optat, panem et circences ? Pourquoi tout cela ? Parce que l’homme moderne, comme l’homme ancien, est devenu chair ? Comment est-il devenu chair ? Parce qu’il s’est laissé fasciner par la grande erreur, qui consiste à croire que la vie d’ici-bas c’est la vie.
Afin que rien ne manque au parallélisme, ce siècle ne souffre pas qu’on lui parle ni du surnaturel, pour lequel il est fait, ni des dangers qui le menacent. Ceux qui ont le courage de le faire, prêtres, évêques ou pape, sont des alarmistes auxquels il tourne le dos, des Noés dont il se moque : intelligences arriérées, esprits chagrins, êtres odieux dont la vue seule l’importune.
Et pourtant quel avenir peut être réservé à un siècle qui est devenu chair : « qui s’est soudé à sa charrue, qui met sa gloire dans ses machines, dans l’aiguillon dont il excite ses boeufs ; qui ne parle qu’engrais, agriculture, travaux matériels ; dont toutes les conversations roulent sur les fils des taureaux ; dont le coeur est enfoncé dans les sillons, et la pensée dans la graisse des vaches ».
Honteuse et déplorable fascination, signe trop certain de prochaines catastrophes, immense erreur qui s’étend et s’épaissit de jour en jour. Au nom de Dieu, garde-toi, cher ami, de t’y laisser prendre.
Cher ami,
La plus grande de toutes les erreurs est de croire que la vie d’ici-bas c’est la vie. Le plus grand des malheurs est d’agir en conséquence.
Dans la bonne lettre que je viens de recevoir, tu me dis que ces deux vérités ne peuvent souffrir de discussion. Tu les confirmes, d’ailleurs, par un raisonnement péremptoire. « Plus l’homme s’occupe de ce monde, moins il s’occupe de l’autre. Moins l’homme s’occupe de l’autre monde, plus il s’éloigne de sa fin. Plus un être s’éloigne de sa fin, plus il devient coupable. Plus il devient coupable, plus il est malheureux.
Si donc un siècle s’occupe exclusivement, ou peu s’en faut, des intérêts de ce monde, plus redoutable est l’avenir qu’il se prépare. Comme, dans l’histoire des peuples chrétiens, on ne trouve aucune époque qui, sous le rapport du débordement de la vie matérielle, ressemble, aussi bien que le dix-neuvième siècle, à l’époque immédiatement antérieure du déluge, il était fort à propos de signaler hautement une pareille ressemblance : jamais cri d’alarme ne fut mieux justifié ».
Et moi, cher ami, j’ajoute avec tristesse : Telle est la fascination du monde actuel, que jamais cri d’alarme n’aura été moins écouté. Quoi qu’il en soit, ma consolation est de savoir que tu le prends au sérieux et que tu auras, je l’espère, un certain nombre d’imitateurs. Mais ta curiosité n’est pas satisfaite. Tu veux savoir pourquoi la vie d’ici-bas n’est pas la vie. Grave et belle question ! Je te remercie de me l’avoir adressée : sans délai nous allons en chercher la réponse.
Tu me demandes pourquoi la vie d’ici-bas n’est pas la vie, la vraie vie, la vie proprement dite, la vie telle que l’exige l’idée de Dieu qui la donne et la nature de l’homme qui la reçoit. A mon tour, je te prie de me dire pourquoi l’enfant n’est pas l’homme, le ruisseau n’est pas le fleuve, le crépuscule du matin n’est pas la lumière du midi ? Ta réponse sera la mienne.
La vie d’ici-bas n’est pas la vie, parce qu’elle n’a pas, ou n’a que très imparfaitement, ce qui constitue la vie. Tu vas me comprendre.
L’oeil est fait pour voir, l’oreille pour entendre. L’oeil vit, quand il voit, quand il voit bien, quand il voit ce qu’il veut voir, quand il le voit autant qu’il veut, quand il le voit sans fatigue. L’oreille vit, quand elle entend, quand elle entend bien, quand elle entend ce qu’elle veut entendre, quand elle l’entend autant qu’elle veut l’entendre, quand elle l’entend sans fatigue. Il en est de même des autres sens.
Quand l’oeil ne voit plus qu’imparfaitement et avec peine, il est malade. Quand il cesse de voir, il est perdu : il est mort. Quand l’oreille n’entend plus qu’imparfaitement et avec peine, elle est malade. Quand elle cesse d’entendre, elle est perdue : elle est morte. De même encore des autres sens.
Si l’oeil est fait pour voir, et l’oreille pour entendre, l’esprit est fait pour connaître, le coeur pour aimer, le corps pour agir. De là naissent la vie et la jouissance : vie et jouissance qui ne sont rien ou presque rien, sans la durée et la durée paisible. Or, dans la vie d’ici-bas, rien de tout cela n’a lieu, ou n’a lieu que d’une manière fort incomplète.
S’agit-il de l’esprit ? Connaître la vérité est sa vie. La connaît-il ? De toutes les vérités, les plus certaines et les plus nécessaires sont, à coup sûr, les vérités religieuses. L’esprit de l’homme les connaît-il et jusqu’à quel point ? Sans doute il en a la certitude : mais l’intelligence ? Écoute saint Paul : « Relativement aux vérités divines, nous connaissons, nous parlons comme des enfants. Nous ne voyons les choses que partiellement, en image et comme en énigme ». « La lumière de la foi, ajoute saint Pierre, est une simple lampe qui luit dans un lieu obscur ». En d’autres termes : pour nous, pauvres habitants de la terre, tout, dans l’ordre surnaturel, est mystère.
Tu peux ajouter qu’il en est de même dans l’ordre de la nature. Tous les vrais savants en conviennent. Nous ne connaissons le tout de rien, pas même d’une mouche. Près de ce que nous ne savons pas, qu’est ce que nous savons ? Que savons-nous de la mer et de ses abîmes ? De la terre et de ses entrailles ? Du firmament et des globes qui l’embellissent ? Que savons-nous du passé, du présent et de l’avenir ? Après des demi-siècles d’études, les plus laborieux et les mieux doués sont forcés de dire : Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. Bossuet lui-même écrit : « Je ne connais rien de plus vil et de plus méprisable, parmi les hommes, que de se piquer de science ».
Et puis, ces miettes de science que nous nous flattons de posséder en histoire, en philosophie, en politique, en astronomie, en chimie, en géologie, en médecine, en arts libéraux et mécaniques, en agriculture, en toutes choses, ne sont jamais pures. Comme l’or sortant de terre, elles sont toujours enveloppées d’une couche d’ignorance et même d’erreurs, dont nous ne parvenons presque jamais à les dégager complètement.
Cela est si vrai que le monde entier est livré aux disputes des savants, et ces disputes sont éternelles. On entend, sur les mêmes points, le oui et le non, tour à tour soutenus avec la même assurance. Tel système, telle découverte, sont acclamés aujourd’hui, qui, demain, seront abandonnés et livrés au mépris.
Ce n’est pas tout. Si imparfaites et si faibles que soient ces parcelles de vérités, par combien de veilles, de fatigues et même de dépenses il faut les acquérir ! Aucun âge, aucune condition, aucun homme n’est exempt de ce pénible labeur. Dès qu’il s’éveille à la raison, l’enfant des rois, comme l’enfant du pauvre, est obligé de faire violence à ses jeunes instincts et de passer de longues heures et de longs mois pour apprendre à lire et à écrire.
Plus tard, jeunes garçons et jeunes filles seront arrachés aux douceurs de la vie de famille et condamnés, pour sept ou huit mortelles années, au casernement dans des collèges, dans des pensionnats, dans des ouvroirs ou des ateliers. Pourquoi cette dure condition ? Pour apprendre un état, c’est-à-dire pour acquérir certaine habileté, certaine aptitude particulière : en d’autres termes, pour connaître les vérités nécessaires à leur existence sociale et même matérielle.
Sous peine de ne pas faire leur chemin et, comme on dit, de se rouiller et de s’encroûter, cette condition devra durer toujours. Travail pour apprendre, travail pour appliquer ce qui est appris, travail pour ne pas désapprendre.
Le fait est donc incontestable: dans son état présent, l’esprit de l’homme ne connaît pas la vérité, ou il ne la connaît que très imparfaitement et au prix des plus pénibles efforts. Cependant l’esprit est fait pour connaître la vérité, comme l’oeil pour voir la lumière, pleinement et sans fatigue (ainsi la voyait Adam). Il ne vit donc pas, ou il ne vit que d’une vie fort incomplète.
Pour l’esprit, la vie d’ici-bas n’est donc pas la vie.
Parlerons-nous du coeur ? Comme l’esprit est fait pour connaître la vérité, le coeur est fait pour aimer le bien. Le bien de l’homme, c’est Dieu et Sa loi. Sous peine d’être martyr d’ineffables tortures, tel est le pôle vers lequel il doit incessamment graviter, l’objet qu’il doit atteindre, le trésor qu’il doit posséder.
Or, comme toi, cher ami, comme moi, tout fils d’Adam le sait : moins pénible est le travail de l’homme qui veut remonter le courant rapide d’un grand fleuve, ou de ses faibles mains soulever un poids écrasant, que le labeur d’un coeur qui veut constamment aimer ce qu’il doit aimer et comme il doit l’aimer.
Est-ce que ce pauvre coeur, dès qu’il a conscience de lui-même, n’est pas le théâtre de luttes intestines qui ne finiront que lorsqu’il aura cessé de battre ? Luttes cruelles qui le déchirent, qui le remplissent d’amertume et trop souvent le couvrent de honte ! Tous les siècles et tous les lieux ne l’ont-ils pas entendu, et ne l’entendent-ils par encore s’écrier en gémissant : Malheureux que je suis, je ne me comprends pas moi-même ! Le bien que je veux, je ne le fais pas ; et le mal que je hais, je le fais.
Mais je le suppose, à force de vigilance, il évitera tous les piéges semés sous ses pas. A force de courage, il ne se laissera ni entamer ni dégrader. Sa vie sera une paix, et non la paix ; car une foule d’inquiétudes viennent la troubler. Les dangers de ceux qu’il aime ne sont-ils pas ses dangers ; leurs blessures, ses blessures ; leurs douleurs, ses douleurs ? Voir sous ses yeux les êtres les plus chers souffrir, mourir, s’égarer, se corrompre et marcher dans un chemin qui ne peut aboutir qu’à des abîmes ; voir chaque jour outrager de sang-froid, blasphémer et haïr d’une haine infernale tout ce qu’il respecte et tout ce qu’il adore : est-ce là vivre ?
S’il sort de lui-même et veut se reposer dans quelques affections légitimes : que de déceptions il rencontre ! Que d’épines viennent ajouter à ses souffrances ! Les mauvais procédés, les inconstances, les ingratitudes, les oppositions de caractère, les jalousies, les trahisons, les calomnies, les critiques injustes, les séparations, les revers de fortune, la rupture finale des liens les plus chers, semblent se donner rendez-vous pour lui préparer des supplices sans cesse renaissants. Je ne compte pas l’ennui, l’inexorable ennui qui naît de tout, même du plaisir.
Ainsi, toujours des luttes, toujours des mécomptes, toujours des tristesses : telle est pour le coeur la vie d’ici-bas. Pourtant ce coeur est fait pour aimer d’un amour noble, tranquille et plénier. Il ne vit donc pas, ou il ne vit que d’une vie fort incomplète. Pour le coeur, la vie d’ici-bas n’est donc pas la vie.
Venons au corps. Vivre, pour le corps, c’est agir. Agir, c’est se mouvoir de soi-même. Se mouvoir, c’est mettre en exercice tous ses sens et tous ses organes, librement et sans douleur, autrement la vie n’est rien ou peu de chose. Or, mon cher ami, combien d’obstacles à ce mouvement normal de notre corps !
Passons sous silence la faiblesse naturelle de l’enfance et de la vieillesse. A ces deux extrémités de l’existence, le mouvement, réduit à l’état rudimentaire, est presque nul. Parlons seulement des obstacles qui, durant la période moyenne de la vie, enchaînent le mouvement, ou le rendent pénible et douloureux. Ces obstacles sont les maladies.
Dire que depuis le berceau jusqu’à la tombe, depuis les pieds jusqu’à la tète, le corps de l’homme est un théâtre de douleurs, ce n’est pas trop dire. Il ne serait guère plus difficile de compter les cheveux de sa tête, que les maladies auxquelles il est sujet. Comme un cortège d’ennemis implacables, ces maladies le suivent partout et partout le harcèlent. Il y a les maladies de l’enfance, les maladies de l’adolescence, les maladies de la jeunesse, les maladies de l’âge mûr, les maladies de la vieillesse.
Il y en a pour chaque organe et pour chaque partie d’organe. Nous avons les maladies du cerveau, les maladies des yeux, des oreilles, des dents, de la bouche, du coeur, de la poitrine, de l’estomac, des nerfs, des os, des entrailles, des pieds, des mains, et une foule d’autres dont les noms seuls forment des volumes entiers.
Variées dans leur nature, elles ne le sont pas moins dans leurs effets. Les unes sont tellement foudroyantes, qu’elles ne laissent pas un instant entre la santé et la mort. Celles-là sont aiguës, et, dans peu de jours, elles font du corps le plus vigoureux une ombre de lui-même et un cadavre. D’autres, plus lentes, clouent leurs victimes, pendant des mois et des années, sur un lit de douleur. Pape ou roi, riche ou pauvre, nul ne peut se soustraire à leurs atteintes, en sorte que le genre humain est un grand lépreux et le monde un vaste hôpital.
Toutefois, mon cher ami, la nomenclature de nos misères corporelles n’est pas finie. Aux maladies se joignent des soins humiliants, innombrables, impérieux, toujours anciens et toujours nouveaux. Chaque jour : besoin de boire et de manger, besoin de repos et de sommeil, besoin de se vêtir et de se dévêtir, besoin de se coucher et de se lever, besoin de se chauffer et de se rafraîchir, besoin de se loger et de se défendre. Vouloir énumérer tous les besoins du corps, serait à n’en pas finir. De tout cela il résulte que l’homme, même le mieux portant, est un château branlant qu’il faut sans cesse étayer de toutes parts, sous peine de le voir tomber en ruines.
Pour subvenir à ses besoins, il faut que ce pauvre corps, quelquefois infirme ou malade, se livre à de durs travaux ; brave la pluie, le froid, les boues, la neige, les intempéries des saisons ; porte le poids de la chaleur et du jour ; se condamne aux occupations les plus basses dans des lieux malsains, ou dans les entrailles de la terre, au péril de sa santé et même de ses jours. Heureux encore si, au prix de tant de fatigues, il peut se promettre d’avoir toujours un grabat pour se reposer, un haillon pour se couvrir, et, pour se nourrir, un morceau de pain trempé de ses sueurs et trop souvent de ses larmes.
Telle, et plus pénible encore, est pour le corps la vie d’ici-bas. Et, pourtant, ce corps est fait pour avoir la pleine possession de ses organes, les conserver et les mettre en jeu facilement et sans douleur. Il ne vit donc pas, ou il ne vit que d’une vie fort incomplète.
Pour le corps, la vie d’ici-bas n’est donc pas la vie.
Cet état tourmenté et maladif de l’esprit, du coeur et du corps, exclut radicalement une condition essentielle de la vie : la jouissance. Nous le verrons dans ma prochaine lettre.
Tout à toi.
Cher ami,
Ici-bas, tout végète, rien ne vit. C’est avec raison qu’un des plus grands génies, saint Augustin, appelle la vie du temps : une vie mourante, ou mieux, une mort vivante : Vita mortalis, mors vitalis. Un pareil état de choses exclut l’idée de la vie proprement dite : car vivre, c’est jouir ; jouir et non pas souffrir.
Or en faisant, dans ma dernière lettre, l’anatomie de l’esprit, du coeur et du corps : qu’avons-nous trouvé ? La souffrance sous toutes les formes, la souffrance partout, la souffrance toujours. De là, cette définition d’une incontestable justesse : naître, souffrir, mourir, nasci, pati, mori : voilà l’homme. Si, dans chacune des parties qui le composent, l’homme est souffrance, considéré dans son ensemble, peut-il être jouissance ? L’affirmer serait contradictoire dans les termes.
Ajoutons, mon cher ami, que tout ce qui nous environne contribue à nous faire souffrir. Quelque belle, quelque odorante qu’elle soit, il n’y a pas de rose sans épine. En y regardant de près, on trouve que, dans toutes les créatures, il y a, contre l’homme, un instinct d’hostilité et comme une mission de justice vindicative.
Je ne parle ni des lions, ni des tigres, ni des panthères, ni des léopards, ni des ours, ni des loups, ni des crocodiles, ni des serpents, ni de tant d’autres animaux, petits ou grands, ennemis implacables de l’homme et dont la présence est une menace permanente à sa tranquillité et à son existence.
Fixe ton attention sur les créatures même les plus inoffensives et les plus nécessaires. Le ciel qui l’éclaire, devient pour l’homme tour à tour airain, feu ou glace et lui cause d’indicibles souffrances. A côté des meilleurs aliments et des fruits les plus délicieux, la terre, qui le porte, produit de cruelles épines et lui envoie des poisons mortels.
L’air qui le nourrit, se change en ouragans dévastateurs, dont la violence déracine des forêts entières, renverse les maisons, et dans quelques minutes bouleverse de fond en comble de vastes contrées. D’autres fois, messager de malheur, il apporte des miasmes empestés, qui tuent les hommes par milliers ; ou des nuées d’insectes, qui ravagent les champs, les vignes et les prairies.
Le feu, élément nécessaire de vitalité se tourne tout à coup contre l’homme, consume ses palais, ses chaumières, ses meubles, ses richesses et le jette, comme Job, du faîte de l’opulence dans l’abîme de la misère. L’eau, la mère du monde, entre en courroux, écume, bouillonne, rompt ses digues et porte au loin la terreur et la désolation.
Le cheval, le boeuf et les animaux domestiques, habituellement si dociles, se révoltent parfois contre l’homme, se cabrent, entrent en fureur et l’entraînent au précipice. Le chat si flatteur et si flatté, le chien si fidèle, victimes de la rage, s'efforcent de communiquer à leur maître et à ses enfants le virus qui les tue.
Il en est ainsi des autres créatures. Si donc la vie suppose la jouissance, et la jouissance la paix, il saute aux yeux que la vie d’ici-bas n’est pas la vie, mais la guerre : guerre continuelle dans laquelle l’homme reçoit chaque jour de nouvelles blessures et où il est bien moins souvent vainqueur que vaincu. Au reste, voici en trois mots, et d’après nature, le portrait de l’homme sur la terre.
Au commencement de son existence un Berceau, au milieu une Croix à la fin une Tombe : nasci, pati, mori.
Un berceau. Écoute le plus grand des rois décrivant le sien. « Ne vous laissez point éblouir par la magnificence dont je suis environné. Je suis moi-même un homme mortel, semblable aux autres, de la race de ce terrestre qui fut le premier, et dans le sein de ma mère devenu chair, d’un sang épaissi pendant dix mois. Né, j’ai respiré l’air commun à tous, et je suis tombé sur la même terre, et, comme tous les autres, ma première voix a été un gémissement. J’ai été nourri, enveloppé de langes et avec de grands soins ; car il n’y a pas de roi qui soit né autrement ».
Jusqu’ici, où trouverons-nous la condition essentielle de la vie, la jouissance ? Mais regardons de plus près ce petit être qui vient de tomber à terre, comme le fruit détaché de l’arbre. Ce petit être, c’est toi, c’est moi, il y a vingt-cinq ans, il y a soixante ans ; c’est celui ou celle qui lit ces lignes ; c’est tout homme et toute femme qui se meut sur la surface du globe.
Il a des yeux, et il ne voit pas ; des oreilles, et il n’entend pas ; une bouche, et il ne parle pas ; des mains, et il ne peut s’en servir ; des pieds, et il ne peut ni se tenir debout, ni ramper, ni marcher. Il ne sait qu’une chose, et il ne l’a point apprise, c’est de pleurer.
En naissant, tous les autres êtres sont vêtus. Les uns ont des duvets et des plumes, les autres des écailles ; ceux-ci des soies et des piquants, ceux-là des fourrures. Tous sont protégés par leur vêtement naturel, contre le chaud et contre le froid. L’homme seul naît tout nu, accessible à toutes les souffrances. De là vient qu’entre tous les animaux, il est le seul qui vagisse en naissant. Jusqu’ici encore, où trouverons-nous la jouissance ?
Ainsi commence la vie, voyons comment elle continue.
Une croix. Elle est immense. Plantée au milieu de la route, d’un bras elle touche au berceau, de l’autre à la tombe. Elle est lourde ; sans le secours d’un bras tout puissant, elle écrase les plus fortes épaules. Elle n’est ni arrondie ni rabotée ; elle est à angles vifs et toute hérissée de noeuds et de pointes. Elle est inhérente à l’homme ; quoi qu’il fasse, il ne peut s’en séparer.
Sous un pareil fardeau, le fils d’Adam franchit l’intervalle qui sépare le commencement et le terme de son pèlerinage, les yeux souvent pleins de larmes, le coeur d’inconsolables tristesses, les membres contrefaits, estropiés, endoloris, traînant après lui la longue chaîne de ses espérances trompées.
Voilà l’homme tel qu’il est à l’extérieur. Tel nous le voyons sur le trône, au sein de l’opulence et des grandeurs ; tel dans les lieux de plaisir, comme dans les hôpitaux ; tel dans les villes et dans les campagnes ; tel enfin sur toute l’étendue de la terre. De nouveau : jusqu’ici où est la jouissance ?
Qu’est-il à l’intérieur ? Tout ce qu’il y a de plus humiliant. Ne parlons ni des hontes de son esprit, ni des hontes de son coeur, occupons-nous seulement de son corps, Ce qu’il fut dans le sein de sa mère, ce qu’il fut en naissant, le corps continue de l’être essentiellement, ni plus ni moins. Sans doute, le sang dont il est formé est devenu muscles, nerfs, fibres, tendons, viscères, chair et os ; mais sa nature n’a pas changé, non plus que sa destinée. Sorti d’un élément immonde, il est immonde; sorti d’un élément corrompu, il est destiné à la corruption.
Si donc, mon cher ami, tu demandes ce qu’est cet homme, appelé prince, roi, empereur, qui s’avance à cheval, magnifiquement vêtu, le sceptre à la main, la couronne en tête, environné de gardes au brillant uniforme, et devant lequel tout le monde s’incline ou se tait ? saint Bernard te répond : Sac de fumier, pâture des vers : Saccus stercorum, cibus vermium.
Et tous ces hommes couverts de broderies et bardés de décorations, qui marchent la tête haute et dont tout le maintien semble dire : Admirez-moi, jalousez-moi, respectez-moi ? saint Bernard te répond : Sac de fumier, pâture des vers : Saccus stercorum, cibus vermium.
Et tous ces matamores de la littérature obscène ou impie, qui, bravant Dieu et les hommes, se croient les régents de l’univers ? saint Bernard te répond : Sac de fumier, pâture des vers : Saccus stercorum, cibus vermium.
Et toutes ces femmes, vieilles et jeunes, hautaines, irascibles, idolâtres de leur personne, qu’à la richesse, à l’excentricité et trop souvent à l’indécence et au mauvais goût de leur mise, on prendrait pour des marchandes de colifichets, ou les enseignes ambulantes de quelque saltimbanque étranger ? saint Bernard te répond : Sac de fumier, pâture des vers : Saccus stercorum, cibus vermium.
Voilà l’homme tel qu’il est à l’intérieur. II ne peut l’ignorer ; car chaque jour lui rappelle son humiliante condition. Cela étant, où se trouve dans la vie d’ici-bas la place de la jouissance ?Concluons donc, mon cher ami, que, si la joie est fille de la jouissance, il n’y a pas de joies sur la terre, ou seulement des joies souffrantes : mais des joies souffrantes sont-elles de vraies joies ?
Une tombe. Vivre, c’est jouir. Une condition essentielle de la jouissance, c’est la durée. Qu’est-ce qu’une joie qui ne dure pas ? une satisfaction momentanée qui s’empoisonne elle-même. Elle s’empoisonne par la certitude de sa courte durée, par le regret qu’elle laisse dans l’âme, par le vide qu’elle y creuse. Telles sont, sans exception possible, les joies d’ici-bas. Mets-les aussi longues que tu voudras, elles ne sont pas plus durables que la vie. Or, qu’est-ce que la vie ? Cent ans au maximum. Qu’est-ce que cent ans ? Tu peux en juger par les années que tu as vécu. Comment ont-elles passé ? qu’en reste-t-il ? Ainsi passeront les autres.
Elles sont donc justes, admirablement justes, les définitions que nos livres sacrés donnent de la vie. Si tu leur demandes : Qu’est-ce que la vie? ils te répondent : Vois-tu l’ombre de ce nuage qui passe chassé par le vent ? C’est la vie.
Qu’est-ce que la vie ? Vois-tu cette vapeur légère qui monte à l’horizon et qui disparaît aussitôt ? C’est la vie.
Qu’est-ce que la vie ? Vois-tu cette eau qui coule et que rien n’arrête ? C’est la vie.
Qu’est-ce que la vie ? Vois-tu cet oiseau qui traverse les airs ? Il paraît et disparaît sans qu’on puisse retrouver la route qu’il a parcourue. C’est la vie.
Qu’est-ce que la vie ? Vois-tu ce navire qui fend les flots et qui ne laisse après lui aucun vestige du sillage qu’il acreusé ? C’est la vie.
Qu’est-ce que la vie ? Vois-tu cette fleur qui naît le matin et qui meurt le soir ? C’est la vie.
Que dirai-je encore ? Vois-tu ce train de chemin de fer courant à toute vitesse ? C’est la vie.
En un mot, LA VIE EST UN JOUR ENTRE DEUX ÉTERNITÉS.
Veux-tu, cher ami, quelque chose de plus ? Cette vie déjà si courte ne demeure jamais entière. Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, nous perdons quelque chose de la vie. Lorsque nous croissons, elle décroît. Nous perdons successivement l’enfance, l’adolescence, la jeunesse. Jusqu’à hier, jusqu’à ce matin, tout le temps passé est mort. L’heure même où nous vivons, la mort en prend une partie, et, en disant que tout meurt, je meurs moi-même.
Ce qui est vrai de l’homme est vrai des créatures. Pour elles, pas plus que pour nous, la vie d’ici-bas n’est pas la vie. Que sont les myriades d’atomes qu’on voit dans une chambre fermée, où pénètre un rayon de soleil ? autant de parcelles enlevées aux corps environnants, à la pierre, au bois, aux étoffes. Que sont les tourbillons de poussière qui nous aveuglent, la boue même que nous foulons aux pieds ? autant de déperditions, de décompositions et de morts.
Au reste, l’homme entre à peine dans le monde, qu’il a conscience de cette brièveté de la vie. Comme le temps passe ! ce mot est sur toutes les lèvres. Bientôt il est forcé de se dire comme Job : « Mes courtes années s’écoulent. Je marche par un chemin où je ne reviendrai pas. A chaque instant mes forces diminuent, mes jours s’abrégent, et, en perspective, je ne vois plus qu’un tombeau ».
Et dans ce tombeau, dans cet inévitable tombeau, quels mystères s’accomplissent ! Si donc, mon cher ami, tu parcours toutes les contrées de la terre et que, t’adressant à chacun des millions d’individus de tout rang, de tout âge, de toute race et de toute couleur, qui se remuent à sa surface, tu lui demandes : Qui êtes-vous? pas un qui ne doive te répondre : Condamné à mort. Condamné à être dépouillé de tout, séparé de tout, oublié de tout, dévoré par les vers et réduit en poussière. O misère de l’homme !
Ainsi, considérée en elle-même, la vie d’ici-bas n’est pas la vie. Elle n’est pas la vie, attendu qu’elle n’a rien de ce qui constitue la vie, ni pour l’esprit, ni pour le coeur, ni pour le corps, ni pour la jouissance, ni pour la durée : Vita mortalis.
La vie d’ici-bas est plutôt une mort vivante, mors vitalis, attendu qu’elle se dévore elle-même à chaque minute et qu’elle n’a rien de définitif. Au contraire, tout y est en état de formation ou de décadence, si bien qu’au dedans de nous comme autour de nous, tout change incessamment, tout s’altère, tout se décompose, tout se précipite, et que toutes les pompes de ce monde finissent par des pompes funèbres.
Telle est la conclusion par laquelle je termine cette lettre. Bien difficile ou bien malheureux celui qui ne l’accepterait pas comme une vérité inattaquable.
Tout à toi.
Cher ami,
Que toujours et partout, n’importe le climat ou le degré de civilisation, le genre humain ait cru au surnaturel, pratiqué le surnaturel, réglé sa conduite sur le surnaturel, le fait n’est pas contestable. « Nous en convenons, répondent Vacher et son école ; mais nous soutenons qu’en cela le genre humain s’est trompé ».
Tu le vois, c’est toujours le même refrain et la même prétention. Ils accusent tous les hommes d’hallucination et de démence, et se déclarent eux-mêmes seuls sages, seuls éclairés parmi les mortels. N’est-ce pas là, comme nous disions, un miracle d’orgueil, d’ignorance et de folie ?
Ils en font un plus grand encore. Après avoir refusé au genre humain l’usage de la raison, ils se le refusent à eux-mêmes. La raison, ce n’est pas assez ; les yeux, les oreilles, tous les sens disent à chaque heure, à chaque seconde, non seulement que le surnaturel existe, mais encore que l’homme ne vit que du surnaturel et dans le surnaturel. En sorte que rien n’est aussi vrai que le mot de saint Paul : « C’est en Lui que nous avons l’être et le mouvement et la vie ». Un instant de réflexion suffit à le prouver.
Est-ce que l’homme ne vit pas de la création et dans la création ? Or, se peut-il concevoir rien de plus surnaturel que la création, dans son acte premier et dans son acte second ? Dans son acte premier, la création consiste à faire passer du néant à l’être. Entre ce qui est et ce qui n’est pas la distance est infinie. La faire franchir n’appartient qu’à une puissance éminemment surnaturelle. Dans son acte second, la création consiste à conserver l’être une fois donné. Ce nouvel acte n’est pas moins surnaturel que le premier, attendu que la conservation des êtres n’est que la continuation de leur création.
Comme toi, cher Frédéric, comme moi, comme tous les hommes, nos petits mécréants vivent de la création et dans la création, c’est-à-dire du surnaturel et dans le surnaturel. S’ils n’avaient pas répudié leur raison, comme un mari libertin répudie une femme vertueuse ; ou plutôt, s’ils ne lui avaient pas crevé les yeux, comme à ces empereurs du Bas-Empire, ils ne pourraient élever leurs regards au ciel, ni les abaisser vers la terre, ni les porter autour d’eux, ni se regarder eux-mêmes, sans apercevoir, sans bénir, sans adorer le surnaturel.
C’est même pour cela, uniquement pour cela, que tous les êtres ont été faits. La création tout entière est un immense miroir dans lequel l’homme peut et doit lire l’existence, la puissance, la sagesse, la bonté de l’Être surnaturel qui en est l’auteur. Malheur à lui s’il ne le fait pas !
Pour se dispenser de ce devoir, d’ailleurs si consolant, ils disent : « Nous n’admettons pas la création ».
Vous n’admettez pas la création ! Vous admettez donc des effets sans cause, des rivières sans source, des maisons sans architecte, des horloges sans horloger, des tableaux sans peintre.
Ils ajoutent : « Vous ne nous entendez pas. Quand nous disons que nous n’admettons pas la création, cela signifie que nous n’admettons pas l’acte créateur par lequel une puissance infinie a fait toutes choses de rien ».
Vous admettez du moins que ces choses existent : le ciel, la terre, et tout ce qu’ils renferment, vous-mêmes compris. Pour expliquer leur existence, il n’y a que trois moyens : croire qu’elles sont l’ouvrage de Dieu ; dire que c’est l’homme qui les a faites ; prétendre qu’elles se sont faites elles-mêmes. Vous rejetez avec dédain la première explication. Restent la seconde et la troisième.
Quant à la seconde, vous n’y croyez pas plus que nous. Quoi ! ce serait l’homme qui aurait fait la terre et la mer, les animaux et les poissons ! Ce serait l’homme qui aurait fait le ciel, fabriqué et suspendu au firmament les milliers de globes immenses qui roulent au-dessus de nos têtes ! D’où vient qu’il ne fait plus rien de semblable ? Quand a-t-il perdu sa puissance ? Pourquoi s’est-il mis en grève ?
Ce serait l’homme, cette petite fourmi, perchée sur notre petite motte de terre qui, ayant sous la main tous les éléments nécessaires, sue sang et eau pour se bâtir une maison ; ce serait ce petit insecte qui aurait fait le soleil, plusieurs millions de fois plus gros que notre globe, qui l’aurait lancé à trente millions de lieues de la terre et qui le soutiendrait dans le vide ! Pour en faire justice, il suffit d’exposer de pareilles prétentions : l’absurde ne se réfute pas.
Venons à la troisième explication. Elle consiste à prétendre que les créatures se sont faites elles-mêmes. En disant que les créatures se sont faites elles-mêmes, vous reconnaissez qu’elles ne sont pas éternelles, et vous avez raison. Elles n’ont aucune des qualités de l’être nécessaire, ni l’intelligence, ni la liberté, ni l’immutabilité. Toutes sont sujettes au changement, à la décomposition et à la mort.
Mais si elles ne sont pas éternelles, il fut donc un temps où elles n’existaient pas plus dans leurs éléments que dans leurs formes. Si elles n’existaient pas, elles n’étaient rien.
Selon vous, le rien aurait donc fait quelque chose ; le néant, l’être. Selon moi, il n’y a que le gosier d’un matérialiste, assez large pour avaler une pareille couleuvre. Digérez-la si vous pouvez : je passe.
Voilà donc réduite à sa juste valeur la démonstration de ce pauvre Vacher et de son école, aujourd’hui si nombreuse, contre Dieu, contre l’âme, contre le surnaturel, contre la foi du genre humain à toutes ces vérités, et notamment à la vie future.
Tu me demandes d’où vient à ces hommes, baptisés comme nous, cette rage de négation, cette fièvre de l’absurde, ce besoin de dégrader l’homme au point d’en faire un tas de boue et l’être le plus malheureux de la création, sans récompense pour ses vertus, sans compensation pour ses larmes, sans autre vie que la mort vivante d’ici-bas ? La réponse est facile.
Le surnaturel les importune. A tout prix ils veulent s’en débarrasser. Et ils nient à outrance, ne reculant devant aucun sophisme, devant aucune absurdité, devant aucune évidence. Bien plus, tout ce qui parle du surnaturel les irrite ; et, à défaut de raisons, ils ont recours aux injures, aux ricanements stupides et même à la violence.
De là, ce dont nous sommes témoins, surtout depuis quelques années, le rugissement de toutes les passions et des torrents d’outrages, sans exemple, contre le surnaturel, sous tel nom, telle forme, ou dans tel acte et telle personne qu’il se manifeste : dans le présent, la guerre acharnée faite à l’Église, et, pour l’avenir, des menaces à faire trembler.
Vains efforts ils ne peuvent arracher complètement la foi de leur coeur. Malgré qu’ils en aient, ils sont condamnés à se dire, comme un de leurs chefs, à la vue de la création :
Mais enfin, me demandes-tu de nouveau : pourquoi cette haine du surnaturel ? Pour vivre au gré des passions. Dans tous les temps, dans tous les lieux, dans tous les hommes, l’incrédulité et la corruption se donnent la main. Il y a trois mille ans, l’Esprit de Dieu disait par la bouche de David : L’impie a dit : Dieu n’est pas, non est Deus : voilà l’horreur du surnaturel ou l’incrédulité.
Et il est devenu un homme de crimes, un cloaque d’abomination corrupti siunt et aborninabiles facti sunt : voilà la corruption. Rien n’a changé. « J’ai cru longtemps, disait Rousseau, qu’on pouvait être vertueux sans religion : c’est une erreur dont je suis bien revenu ». Son témoignage est irrécusable ; car toute sa conduite en prouve la vérité.
Or, n’être pas vertueux ou vivre au gré de ses passions, c’est la même chose. Vivre au gré de ses passions, c’est vivre de la vie des sens, de la vie des bêtes, et des bêtes immondes. Pour l’homme, être ange ou bête, adorer l’esprit ou la chair, le Dieu Très-Haut ou le Dieu très bas : il n’y a pas de milieu possible.
La noblesse même de sa nature s’y oppose. A la hauteur de laquelle on tombe, se mesure la profondeur de la chute : Corruptio optimi pessima. Croire que les ennemis du surnaturel se targuent d’incrédulité, uniquement pour le sot plaisir de se dire incrédules, serait puéril. Un intérêt de coeur se cache sous leurs paroles : On n’est libre penseur que pour être libre faiseur.
« J’ai vu de près, écrivait naguère un homme du monde, les mécréants de nos jours. Une expérience de quarante ans m’a permis de percer le voile qui cache les mystères de leur vie intime. Partout j’ai trouvé, comme la Bruyère, des sépulcres blanchis. Malgré des apparences trompeuses et des déguisements plus ou moins habiles, tous ont un langage qui ne trompe pas : c’est le langage de leurs oeuvres. Ce langage contient le dernier mot de ce qu’ils appellent leurs théories scientifiques, et que j’appelle, moi, leur haine de la vérité.
« J’ai interrogé ce langage dans tous les négateurs du surnaturel : Solidaires, positivistes, matérialistes, clubistes masculins et féminins, non seulement en France et en Belgique, mais en Allemagne, en Angleterre et en Italie. Leur secrète profession de foi philosophique est invariablement la même : L’incrédulité n’est qu’un masque : la réalité est que nous voulons pouvoir nous rouler tout à notre aise dans le sensualisme, et ronfler dans la boue ».
C’est la traduction libre, mais exacte, de la demande des esprits impurs dans l’Evangile : Mitte nos in porcos.
Quand un adversaire se cache dans un pareil refuge, on ne le combat plus : on l’y laisse.
Tout à toi.
Que toujours et partout, n’importe le climat ou le degré de civilisation, le genre humain ait cru au surnaturel, pratiqué le surnaturel, réglé sa conduite sur le surnaturel, le fait n’est pas contestable. « Nous en convenons, répondent Vacher et son école ; mais nous soutenons qu’en cela le genre humain s’est trompé ».
Tu le vois, c’est toujours le même refrain et la même prétention. Ils accusent tous les hommes d’hallucination et de démence, et se déclarent eux-mêmes seuls sages, seuls éclairés parmi les mortels. N’est-ce pas là, comme nous disions, un miracle d’orgueil, d’ignorance et de folie ?
Ils en font un plus grand encore. Après avoir refusé au genre humain l’usage de la raison, ils se le refusent à eux-mêmes. La raison, ce n’est pas assez ; les yeux, les oreilles, tous les sens disent à chaque heure, à chaque seconde, non seulement que le surnaturel existe, mais encore que l’homme ne vit que du surnaturel et dans le surnaturel. En sorte que rien n’est aussi vrai que le mot de saint Paul : « C’est en Lui que nous avons l’être et le mouvement et la vie ». Un instant de réflexion suffit à le prouver.
Est-ce que l’homme ne vit pas de la création et dans la création ? Or, se peut-il concevoir rien de plus surnaturel que la création, dans son acte premier et dans son acte second ? Dans son acte premier, la création consiste à faire passer du néant à l’être. Entre ce qui est et ce qui n’est pas la distance est infinie. La faire franchir n’appartient qu’à une puissance éminemment surnaturelle. Dans son acte second, la création consiste à conserver l’être une fois donné. Ce nouvel acte n’est pas moins surnaturel que le premier, attendu que la conservation des êtres n’est que la continuation de leur création.
Comme toi, cher Frédéric, comme moi, comme tous les hommes, nos petits mécréants vivent de la création et dans la création, c’est-à-dire du surnaturel et dans le surnaturel. S’ils n’avaient pas répudié leur raison, comme un mari libertin répudie une femme vertueuse ; ou plutôt, s’ils ne lui avaient pas crevé les yeux, comme à ces empereurs du Bas-Empire, ils ne pourraient élever leurs regards au ciel, ni les abaisser vers la terre, ni les porter autour d’eux, ni se regarder eux-mêmes, sans apercevoir, sans bénir, sans adorer le surnaturel.
C’est même pour cela, uniquement pour cela, que tous les êtres ont été faits. La création tout entière est un immense miroir dans lequel l’homme peut et doit lire l’existence, la puissance, la sagesse, la bonté de l’Être surnaturel qui en est l’auteur. Malheur à lui s’il ne le fait pas !
Pour se dispenser de ce devoir, d’ailleurs si consolant, ils disent : « Nous n’admettons pas la création ».
Vous n’admettez pas la création ! Vous admettez donc des effets sans cause, des rivières sans source, des maisons sans architecte, des horloges sans horloger, des tableaux sans peintre.
Ils ajoutent : « Vous ne nous entendez pas. Quand nous disons que nous n’admettons pas la création, cela signifie que nous n’admettons pas l’acte créateur par lequel une puissance infinie a fait toutes choses de rien ».
Vous admettez du moins que ces choses existent : le ciel, la terre, et tout ce qu’ils renferment, vous-mêmes compris. Pour expliquer leur existence, il n’y a que trois moyens : croire qu’elles sont l’ouvrage de Dieu ; dire que c’est l’homme qui les a faites ; prétendre qu’elles se sont faites elles-mêmes. Vous rejetez avec dédain la première explication. Restent la seconde et la troisième.
Quant à la seconde, vous n’y croyez pas plus que nous. Quoi ! ce serait l’homme qui aurait fait la terre et la mer, les animaux et les poissons ! Ce serait l’homme qui aurait fait le ciel, fabriqué et suspendu au firmament les milliers de globes immenses qui roulent au-dessus de nos têtes ! D’où vient qu’il ne fait plus rien de semblable ? Quand a-t-il perdu sa puissance ? Pourquoi s’est-il mis en grève ?
Ce serait l’homme, cette petite fourmi, perchée sur notre petite motte de terre qui, ayant sous la main tous les éléments nécessaires, sue sang et eau pour se bâtir une maison ; ce serait ce petit insecte qui aurait fait le soleil, plusieurs millions de fois plus gros que notre globe, qui l’aurait lancé à trente millions de lieues de la terre et qui le soutiendrait dans le vide ! Pour en faire justice, il suffit d’exposer de pareilles prétentions : l’absurde ne se réfute pas.
Venons à la troisième explication. Elle consiste à prétendre que les créatures se sont faites elles-mêmes. En disant que les créatures se sont faites elles-mêmes, vous reconnaissez qu’elles ne sont pas éternelles, et vous avez raison. Elles n’ont aucune des qualités de l’être nécessaire, ni l’intelligence, ni la liberté, ni l’immutabilité. Toutes sont sujettes au changement, à la décomposition et à la mort.
Mais si elles ne sont pas éternelles, il fut donc un temps où elles n’existaient pas plus dans leurs éléments que dans leurs formes. Si elles n’existaient pas, elles n’étaient rien.
Selon vous, le rien aurait donc fait quelque chose ; le néant, l’être. Selon moi, il n’y a que le gosier d’un matérialiste, assez large pour avaler une pareille couleuvre. Digérez-la si vous pouvez : je passe.
Voilà donc réduite à sa juste valeur la démonstration de ce pauvre Vacher et de son école, aujourd’hui si nombreuse, contre Dieu, contre l’âme, contre le surnaturel, contre la foi du genre humain à toutes ces vérités, et notamment à la vie future.
Tu me demandes d’où vient à ces hommes, baptisés comme nous, cette rage de négation, cette fièvre de l’absurde, ce besoin de dégrader l’homme au point d’en faire un tas de boue et l’être le plus malheureux de la création, sans récompense pour ses vertus, sans compensation pour ses larmes, sans autre vie que la mort vivante d’ici-bas ? La réponse est facile.
Le surnaturel les importune. A tout prix ils veulent s’en débarrasser. Et ils nient à outrance, ne reculant devant aucun sophisme, devant aucune absurdité, devant aucune évidence. Bien plus, tout ce qui parle du surnaturel les irrite ; et, à défaut de raisons, ils ont recours aux injures, aux ricanements stupides et même à la violence.
De là, ce dont nous sommes témoins, surtout depuis quelques années, le rugissement de toutes les passions et des torrents d’outrages, sans exemple, contre le surnaturel, sous tel nom, telle forme, ou dans tel acte et telle personne qu’il se manifeste : dans le présent, la guerre acharnée faite à l’Église, et, pour l’avenir, des menaces à faire trembler.
Vains efforts ils ne peuvent arracher complètement la foi de leur coeur. Malgré qu’ils en aient, ils sont condamnés à se dire, comme un de leurs chefs, à la vue de la création :
L’univers m’embarrasse, et je ne puis songerA plus forte raison, l’implacable évidence vient-elle les torturer à la vue de l’Eglise catholique, manifestation plus éloquente encore du surnaturel. Leurs blasphèmes mêmes sont la preuve de leur foi : on ne hait que ce qu’on craint, et on ne craint que ce qu’on croit.
Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger.
Mais enfin, me demandes-tu de nouveau : pourquoi cette haine du surnaturel ? Pour vivre au gré des passions. Dans tous les temps, dans tous les lieux, dans tous les hommes, l’incrédulité et la corruption se donnent la main. Il y a trois mille ans, l’Esprit de Dieu disait par la bouche de David : L’impie a dit : Dieu n’est pas, non est Deus : voilà l’horreur du surnaturel ou l’incrédulité.
Et il est devenu un homme de crimes, un cloaque d’abomination corrupti siunt et aborninabiles facti sunt : voilà la corruption. Rien n’a changé. « J’ai cru longtemps, disait Rousseau, qu’on pouvait être vertueux sans religion : c’est une erreur dont je suis bien revenu ». Son témoignage est irrécusable ; car toute sa conduite en prouve la vérité.
Or, n’être pas vertueux ou vivre au gré de ses passions, c’est la même chose. Vivre au gré de ses passions, c’est vivre de la vie des sens, de la vie des bêtes, et des bêtes immondes. Pour l’homme, être ange ou bête, adorer l’esprit ou la chair, le Dieu Très-Haut ou le Dieu très bas : il n’y a pas de milieu possible.
La noblesse même de sa nature s’y oppose. A la hauteur de laquelle on tombe, se mesure la profondeur de la chute : Corruptio optimi pessima. Croire que les ennemis du surnaturel se targuent d’incrédulité, uniquement pour le sot plaisir de se dire incrédules, serait puéril. Un intérêt de coeur se cache sous leurs paroles : On n’est libre penseur que pour être libre faiseur.
« J’ai vu de près, écrivait naguère un homme du monde, les mécréants de nos jours. Une expérience de quarante ans m’a permis de percer le voile qui cache les mystères de leur vie intime. Partout j’ai trouvé, comme la Bruyère, des sépulcres blanchis. Malgré des apparences trompeuses et des déguisements plus ou moins habiles, tous ont un langage qui ne trompe pas : c’est le langage de leurs oeuvres. Ce langage contient le dernier mot de ce qu’ils appellent leurs théories scientifiques, et que j’appelle, moi, leur haine de la vérité.
« J’ai interrogé ce langage dans tous les négateurs du surnaturel : Solidaires, positivistes, matérialistes, clubistes masculins et féminins, non seulement en France et en Belgique, mais en Allemagne, en Angleterre et en Italie. Leur secrète profession de foi philosophique est invariablement la même : L’incrédulité n’est qu’un masque : la réalité est que nous voulons pouvoir nous rouler tout à notre aise dans le sensualisme, et ronfler dans la boue ».
C’est la traduction libre, mais exacte, de la demande des esprits impurs dans l’Evangile : Mitte nos in porcos.
Quand un adversaire se cache dans un pareil refuge, on ne le combat plus : on l’y laisse.
Tout à toi.
Cher ami,
Jusqu’ici nous avons vu le côté triste de la vie : en voici le côte consolant. Pour être fidèle à mes promesses, je dois te le montrer. Dès le commencement, je t’ai annoncé que notre correspondance avait pour premier but, de détromper ceux qui prennent la vie d’ici-bas pour la vie. Ce but me semble atteint.
Consoler ceux qui traversent avec nous la vallée des larmes, et nous consoler nous-mêmes, est le second objet de mes désirs. Le moment est venu de nous en occuper. Pour tout l’or du monde, je voudrais qu’il me fût donné de réaliser ce bienfait, d’autant plus nécessaire que, sans exception, tous en ont besoin, continuellement besoin, soit pour porter dignement le fardeau de la vie, soit pour adoucir de cruels chagrins, soit pour prévenir de sanglants désespoirs. Ce bienfait inappréciable est dans cette pensée : PUISQUE LA VIE D’ICI-BAS N’EST PAS LA VIE, LA MORT N’EST PAS LA MORT.
La mort n’est pas la mort : quel cauchemar de moins ! La certitude de la mort qui pèse sur l’homme, dès le jour où il s’éveille à la raison ; qui, le matin, l’empêche de se promettre à lui-même de voir le soir ; et qui, le soir, lui rend incertain le réveil du lendemain, cette pensée que tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend lui rappelle malgré lui, est pour les incrédules eux-mêmes une source intarissable de frayeurs, de tristesses. C’est, je le répète, le cauchemar de l’humanité.
La mort n’est pas la mort : l’homme qui meurt ne cesse pas de vivre. Quelle immense consolation ! Nous voici dans une chambre mortuaire. Sur un lit funèbre gît expiré un père, une mère, une soeur, un frère tendrement aimé. Une épouse, des frères, des soeurs, de jeunes enfants, désormais orphelins, plongés dans la douleur, pleurent celui qu’ils viennent de perdre et qui laisse après lui un vide affreux.
Tout à coup, le bruit des sanglots est suspendu. Le Dieu de la vie fait entendre sa voix. Il dit : « Ne vous attristez pas, comme si vous n’aviez plus d’espérance. La mort n’est pas la fin de la vie. Le père que vous pleurez n’est pas mort : il dort.
La mère que vous pleurez n’est pas morte : elle dort. Le frère que vous pleurez n’est pas mort : il dort. La soeur que vous pleurez n’est pas morte : elle dort : Non est mortua puella, sed dormit ».
« Ouvriers du père de famille, ils ont fini leur journée, et ils se reposent de leurs travaux. De mortels, ils sont devenus immortels. Ils vous attendent : vous les reverrez. Ils étaient à moi dans la vie, ils sont à moi dans la mort. J’ai tout créé et je n’anéantis rien. Je ne suis pas seulement la création, je suis la résurrection et la vie ».
La mort n’est pas la mort : cette parole, tombée du ciel, était trop précieuse pour que l’Église catholique ne l’ait pas recueillie avec un soin jaloux. Personne ne la redit plus souvent, avec une éloquence plus touchante, avec une autorité plus haute.
Dans nos dernières lettres nous avons entendu les sophistes et leurs désolantes doctrines : nous avons plaint les uns et fait justice des autres. Ecoutons maintenant notre admirable mère, cette mère qui ne trompe jamais et qui console toujours. Combien de fois dans le cours de la vie elle nous répète : Mes enfants, la terre n’est pas votre pays ; vous n’êtes ici-bas que des étrangers et des voyageurs ! Vous n’êtes pas chez vous : votre chez-vous est ailleurs.
Mais c’est à l’heure des grandes tristesses, parce que c’est l’heure des grandes séparations, qu’elle verse à pleine coupe le baume de cette consolante parole dans le coeur déchiré de ses enfants. As-tu jamais réfléchi à ce que fait l’Eglise dans les derniers moments de leur pèlerinage, et pour ceux qui partent et pour ceux qui restent ? Viens avec moi contempler ce spectacle tout plein d’immortalité.
Aux yeux de l’Église, le chrétien qui meurt n’est pas un être éphémère qui retourne au néant, c’est un voyageur bien aimé qui se met en route. Avec la plus prévoyante sollicitude, elle fait pour lui ce que la mère la plus attentive fait pour l’enfant de sa tendresse, qui entreprend une course lointaine. Plusieurs choses sont nécessaires au voyageur : un passeport, une bonne santé, un viatique, et, s’il doit traverser des pays inconnus ou dangereux, des guides et une escorte. Admire comme l’Église pourvoit à tout cela !
Auprès de son fils mourant, elle appelle l’ambassadeur du Dieu de l’éternité, vers qui il doit se rendre. En effaçant ses péchés, l’absolution rétablit en lui l’image auguste dont la vue le fera reconnaître pour un membre de la grande famille catholique, qui rentre dans sa patrie ; et les autorités invisibles, échelonnées sur sa route, s’empresseront de lui prêter aide et protection.
L’Église ne s’en tient pas là. Elle veut que son fils parte en bonne santé. Par le sacrement des malades, elle rend l’intégrité à tous ses sens ; et, afin qu’ils demeurent inviolables, elle les cachète avec le sceau du rédempteur, dont la seule présence met en fuite les légions ennemies.
Mais le voyageur a besoin de nourriture : l’Église lui apporte son viatique. Ce viatique est le pain des forts qui le soutiendra dans ses défaillances, l’aliment de l’immortalité qui, lui communiquant ses propriétés divines, le rendra tel qu’il doit être, pour voir s’ouvrir devant lui les portes de la bienheureuse patrie.
Les préparatifs du voyage sont complets. Il ne reste plus qu’à donner le signal du départ et à placer le voyageur sous la conduite de guides fidèles et sous la garde d’une invincible escorte. Avec une assurance de foi, une tendresse de sentiments et une solennité de langage, à jamais inimitables, l’Église va s’acquitter de ce double soin.
S’approchant de son fils, elle lui dit : « Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu, le Père tout-puissant, qui vous a crée ; au nom de Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant, qui a souffert pour vous ; au nom du Saint-Esprit, qui a été répandu en vous ; au nom des Anges et des Archanges ; au nom des Trônes et des Dominations ; au nom des Principautés et des Puissances ; au nom des Chérubins et des Séraphins ; au nom des Patriarches et des Prophètes ; au nom des saints Apôtres et Evangélistes ; au nom des saints Martyrs et Confesseurs ; au nom des saints Solitaires et Ermites ; au nom des saintes Vierges et de tous les Saints. Que les légions infernales soient couvertes de confusion et que les ministres de Satan n’aient pas l’audace de s’opposer à votre passage. Qu’aujourd’hui même vous arriviez au pays de la paix, et que la sainte Sion soit votre demeure : par le même Jésus-Christ Notre-Seigneur ».
Quand on songe que tout cela est une réalité, on se demande quelle est la dignité de l’âme et quel monarque a jamais voyagé, défendu par une pareille garde, environné d’un si brillant cortége ?
Le voyageur est parti. Rien n’a été oublié pour assurer le succès de son voyage et préparer son entrée triomphante dans la terre des Vivants. Reste à consoler ses amis et ses proches ; car, pour l’Église, la plus tendre des mères, les douleurs de tous ses enfants sont ses propres douleurs.
A sa voix, ils suivent dans le temple la dépouille mortelle de celui qui vient de les quitter. Là, que fait l’Église ? Elle chante. Oui, mon cher Frédéric, tandis qu’on n’aperçoit dans le temple que des images lugubres et qu’on n’entend que le bruit des larmes et des sanglots, l’Eglise chante, elle chante toujours ! Quel est ce contraste ? Une mère peut-elle chanter à la mort de ses enfants ? Et de toutes les mères, l’Église n’est-elle pas la plus aimante ? Encore un coup, quel est ce mystère ?
Les soins dont elle nous environne depuis le berceau, ne permettent pas d’en douter : l’Église nous aime, et son amour est d’autant plus vif qu’il est plus noble. Dépositaire des promesses d’immortalité, elle les proclame hautement en présence de la mort. S’il y a quelques larmes dans sa voix, il y a aussi de la joie. Plus heureuse que Rachel, elle se console et nous console, parce qu’elle sait que ses fils lui seront rendus. Ainsi, dans les larmes des parents, la nature; dans les chants de l’Église, la foi. L’une s’attriste en disant : Mort ; l’autre se réjouit en répondant : Résurrection.
Entends-tu la mélodie si suave au coeur et si douce à l’oreille qui, au milieu du profond silence des divins mystères, retentit tout à coup sous les voûtes du temple ? interprète du Dieu de l’éternité, dont l’homme est l’immortelle image, le prêtre chante : « En haut les coeurs. Rien de plus digne, rien de plus juste, rien de plus salutaire, que de vous rendre partout et toujours des actions de grâces, Seigneur saint, Père tout-puissant, Dieu éternel, par Jésus-Christ Notre-Seigneur ; en qui vous nous avez donné l’espérance de la bienheureuse résurrection, afin qu’au moment, où la certitude de mourir attriste la nature, la promesse de l’immortalité future console la foi. Car à vos fidèles, Seigneur, la vie est changée, non ôtée, vita mutatur, non tollitur ; et, à la place de leur maison terrestre tombée en ruines, une demeure éternelle leur est préparée dans les cieux » (Le fond de cette admirable préface est de saint Grégoire).
Qu’en penses-tu ? L’Église peut-elle affirmer d’une manière plus solennelle que la vie d’ici-bas n’est pas la vie ? Elle l’affirme encore par un mot, qu’elle a introduit dans la langue de toutes les nations civilisées. Les cérémonies du temple étant achevées, elle conduit son enfant au lieu de son repos. Ce lieu s’appelle cimetière ; et cimetière veut dire dortoir : mot divin, mot révélateur, mot digne d’éternelles bénédictions.
« Nous appelons le cimetière, dortoir, dit la Bouche d’or de l’Orient, afin que vous sachiez que les morts ne sont pas morts, mais seulement endormis. Quelle consolation dans ce mot et quelle profonde philosophie ! Quand donc vous conduisez un mort au cimetière, ne vous désolez pas. Ce n’est pas à la mort que vous le conduisez, c’est au sommeil. Ce mot vous suffit pour adoucir toutes les douleurs ».
Le grand orateur a mille fois raison. Ce mot, non seulement console la nature, il donne encore à la douleur une dignité qui commande le respect et attire les sympathies. Connais-tu, cher ami, quelque chose de plus touchant et à la fois de plus noble, que la conduite de saint Augustin, à la mort de sa mère bien-aimée ?
« Nous étions arrivés à Ostie, où nous devions nous embarquer pour l’Afrique, lorsque ma tendre mère, votre digne servante, Seigneur, fut prise de la fièvre. Ayant le pressentiment de sa mort, elle nous dit : Vous déposerez ici mon corps, et vous vous souviendrez de prier pour moi à l’autel du Seigneur. Le neuvième jour de sa maladie, âgée de cinquante-six ans et moi de trente-trois, cette âme si religieuse et si bonne fut délivrée des liens du corps.
« Je pressais mes paupières pour retenir mes larmes ; mais ma douleur, douleur immense, refluait au fond de mon cœur ; puis, s’échappait en larmes abondantes que mes yeux s’efforçaient d’absorber. Cette lutte m’était très pénible. Le petit Adéodat pleurait tout haut. Nous le fîmes taire ; car il ne nous paraissait pas convenable d’honorer cette mort par des gémissements et par des cris, attendu que c’est ainsi qu’on a coutume de déplorer la misère des mourants et en quelque sorte leur anéantissement. Or, ma mère ne mourait pas misérablement, ni elle ne mourait pas tout entière. Ses exemples, sa foi, des preuves certaines nous en donnaient l’assurance.
« L’enfant calmé, Évodius prit le psautier et commença à chanter le psaume : Je chanterai la miséricorde du Seigneur. Tous ensemble nous y répondions. Vos paroles, Seigneur, adoucirent ma douleur et me donnèrent la force de la concentrer, tellement qu’on ne s’en aperçut ni à mes larmes ni à l’altération de mon visage. Le moment de la sépulture étant venu, nous portâmes le corps et nous le rendîmes à la terre, sans larmes. Il en fut de même pendant l’offrande du sacrifice de notre rédemption. Je ne pleurai pas ; mais intérieurement j’étais navré de douleur.
« Je me souvenais, Seigneur, de votre servante, je repassais dans ma mémoire sa vie, envers vous si pieuse et si sainte, et envers nous si douce et si exemplaire : et je m’en voyais subitement privé ; et seul je pleurai en votre présence sur elle et sur moi. Je donnai à mes larmes un libre cours, mon coeur s’y noya et y trouva le repos.
« Et maintenant, Seigneur, je vous le confesse dans cet écrit. Le lira qui voudra, et l’interprétera comme il voudra : S’il me trouve répréhensible d’avoir pleuré ma mère, pendant une petite partie d’une heure ; ma mère, que je voyais morte sous mes yeux, elle qui tant d’années m’avait pleuré pour me faire vivre à vos yeux, qu’il ne se moque pas de moi ; mais plutôt, s’il a une grande charité, qu’il pleure sur mes péchés devant Vous, Père de tous les frères de Votre Christ ».
Tous les siècles chrétiens, toutes les familles chrétiennes nous offrent d’innombrables exemples de cette noble douleur, dans laquelle brille l’accord vraiment sublime de la nature qui s’afflige, et de la foi qui console. Pourquoi sublime ? Parce que, sur les ruines même de l’homme, il proclame hautement que, la vie n’étant pas la vie, la mort n’est pas la mort. Ces exemples sont si instructifs et si souvent utiles dans le cours de notre existence, que je vais t’en citer un nouveau.
Tu sais combien le plus grand de nos rois, saint Louis, aimait sa mère. Jamais tendresse filiale ne fut mieux justifiée. Aux exemples et aux leçons de sa pieuse mère, Louis devait la conservation de son innocence baptismale et tous les trésors qu’elle renferme, pour le temps et pour l’éternité. Le saint roi, parti pour la croisade contre les Sarrasins, était à Jaffa, lorsqu’il apprit la mort de la reine Blanche, sa mère, arrivée le premier dimanche de l’Avent, premier jour de décembre 1262.
Le cardinal légat, Eudes de Châteauroux, qui la reçut le premier, prit avec lui Gilles, archevêque de Tyr, garde du sceau du roi, et Geoffroi de Beaulieu, son confesseur, de l’Ordre des Frères Prêcheurs. Le légat dit au roi qu’il désirait lui parler en secret dans sa chambre, en présence des deux autres. A son visage sérieux, le roi comprit qu’il lui apportait quelque triste nouvelle. Il les fit passer de sa chambre dans sa chapelle, où il s’assit devant l’autel et eux avec lui.
Alors le légat représenta au roi les grâces que Dieu lui avait faites depuis son enfance, entre autres de lui avoir donné une mère qui l’avait élevé si chrétiennement, et qui avait si sagement gouverné son royaume. Enfin, ne pouvant plus retenir ses sanglots et ses pleurs, il ajouta qu’elle était morte !
A cette parole, le roi jeta un grand cri ; puis, fondant en larmes, il s’agenouilla devant l’autel, et, joignant les mains, il dit avec une sensible dévotion : « Je vous rends grâces, Seigneur, de m’avoir prêté une si bonne mère ; Vous l’avez retirée quand il Vous a plu. Il est vrai que je l’aimais plus qu’aucune créature mortelle, comme elle le méritait bien ; mais, puisque c’est Votre bon plaisir, que Votre nom soit béni à jamais ! »
Ensuite, le légat ayant fait une courte prière pour la défunte, le roi dit qu’il voulait demeurer seul dans sa chapelle, et retint seulement son confesseur. Il resta quelque temps à méditer et à pleurer devant l’autel, après quoi son confesseur lui représenta modestement qu’il avait assez donné à la nature, et qu’il était temps d’écouter la raison éclairée par la foi.
Aussitôt le roi se leva et passa dans son oratoire, où il avait coutume de dire ses heures. Là, il récita avec son confesseur tout l’office des morts, et le confesseur admira que, nonobstant la douleur dont il était pénétré, il ne fit pas la moindre faute en récitant un si long office. Outre les nombreux services qu’il fit faire en Palestine pour sa mère, le saint roi envoya en France la charge d’un cheval de pierreries à distribuer aux églises, demandant des prières pour elle et pour lui.
Voilà le chrétien devant la mort.
A ses affirmations tant de fois réitérées, que la vie d’ici-bas n’est pas la vie, notre admirable mère ajoute une nouvelle force, par un mot plus significatif encore que celui de dortoir. Le dortoir suppose le sommeil, et le sommeil suppose une demi-vie. Cela ne suffit point à la foi de l’Église. Quand des miracles lui ont appris que quelques-uns de ses enfants sont arrivés au terme heureux de leur pèlerinage, elle appelle le jour de leur mort, le jour de leur naissance.
Chaque page de son martyrologe répète l’affirmation de leur glorieuse immortalité. Prends-le et tu liras : « A Jérusalem, à Rome, à Lyon, à Paris, à Narbonne, à Besançon, naissance de tel saint et de telle sainte qui, après la vie mourante, ou plutôt la mort vivante d’ici-bas, est entré en possession de la vie véritable ».
L’Église est tellement sûre de leur bonheur, que ce jour est pour elle un jour de fête. En déployant, pour le célébrer, toute la pompe de ses cérémonies, que fait-elle ? A la face du ciel et de la terre, elle porte à la mort ce sublime défi : O mort ! où est maintenant ta victoire, où est ton aiguillon ? (I Cor., XV, 55)
Je te laisse, mon cher Frédéric, sur cette éloquente protestation contre l’abjecte philosophie qui, ravalant l’homme au niveau de la brute, limite la vie à la durée fugitive de notre terrestre pèlerinage, et regarde la mort comme le retour au néant.
Tout à toi.
Jusqu’ici nous avons vu le côté triste de la vie : en voici le côte consolant. Pour être fidèle à mes promesses, je dois te le montrer. Dès le commencement, je t’ai annoncé que notre correspondance avait pour premier but, de détromper ceux qui prennent la vie d’ici-bas pour la vie. Ce but me semble atteint.
Consoler ceux qui traversent avec nous la vallée des larmes, et nous consoler nous-mêmes, est le second objet de mes désirs. Le moment est venu de nous en occuper. Pour tout l’or du monde, je voudrais qu’il me fût donné de réaliser ce bienfait, d’autant plus nécessaire que, sans exception, tous en ont besoin, continuellement besoin, soit pour porter dignement le fardeau de la vie, soit pour adoucir de cruels chagrins, soit pour prévenir de sanglants désespoirs. Ce bienfait inappréciable est dans cette pensée : PUISQUE LA VIE D’ICI-BAS N’EST PAS LA VIE, LA MORT N’EST PAS LA MORT.
La mort n’est pas la mort : quel cauchemar de moins ! La certitude de la mort qui pèse sur l’homme, dès le jour où il s’éveille à la raison ; qui, le matin, l’empêche de se promettre à lui-même de voir le soir ; et qui, le soir, lui rend incertain le réveil du lendemain, cette pensée que tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend lui rappelle malgré lui, est pour les incrédules eux-mêmes une source intarissable de frayeurs, de tristesses. C’est, je le répète, le cauchemar de l’humanité.
La mort n’est pas la mort : l’homme qui meurt ne cesse pas de vivre. Quelle immense consolation ! Nous voici dans une chambre mortuaire. Sur un lit funèbre gît expiré un père, une mère, une soeur, un frère tendrement aimé. Une épouse, des frères, des soeurs, de jeunes enfants, désormais orphelins, plongés dans la douleur, pleurent celui qu’ils viennent de perdre et qui laisse après lui un vide affreux.
Tout à coup, le bruit des sanglots est suspendu. Le Dieu de la vie fait entendre sa voix. Il dit : « Ne vous attristez pas, comme si vous n’aviez plus d’espérance. La mort n’est pas la fin de la vie. Le père que vous pleurez n’est pas mort : il dort.
La mère que vous pleurez n’est pas morte : elle dort. Le frère que vous pleurez n’est pas mort : il dort. La soeur que vous pleurez n’est pas morte : elle dort : Non est mortua puella, sed dormit ».
« Ouvriers du père de famille, ils ont fini leur journée, et ils se reposent de leurs travaux. De mortels, ils sont devenus immortels. Ils vous attendent : vous les reverrez. Ils étaient à moi dans la vie, ils sont à moi dans la mort. J’ai tout créé et je n’anéantis rien. Je ne suis pas seulement la création, je suis la résurrection et la vie ».
La mort n’est pas la mort : cette parole, tombée du ciel, était trop précieuse pour que l’Église catholique ne l’ait pas recueillie avec un soin jaloux. Personne ne la redit plus souvent, avec une éloquence plus touchante, avec une autorité plus haute.
Dans nos dernières lettres nous avons entendu les sophistes et leurs désolantes doctrines : nous avons plaint les uns et fait justice des autres. Ecoutons maintenant notre admirable mère, cette mère qui ne trompe jamais et qui console toujours. Combien de fois dans le cours de la vie elle nous répète : Mes enfants, la terre n’est pas votre pays ; vous n’êtes ici-bas que des étrangers et des voyageurs ! Vous n’êtes pas chez vous : votre chez-vous est ailleurs.
Mais c’est à l’heure des grandes tristesses, parce que c’est l’heure des grandes séparations, qu’elle verse à pleine coupe le baume de cette consolante parole dans le coeur déchiré de ses enfants. As-tu jamais réfléchi à ce que fait l’Eglise dans les derniers moments de leur pèlerinage, et pour ceux qui partent et pour ceux qui restent ? Viens avec moi contempler ce spectacle tout plein d’immortalité.
Aux yeux de l’Église, le chrétien qui meurt n’est pas un être éphémère qui retourne au néant, c’est un voyageur bien aimé qui se met en route. Avec la plus prévoyante sollicitude, elle fait pour lui ce que la mère la plus attentive fait pour l’enfant de sa tendresse, qui entreprend une course lointaine. Plusieurs choses sont nécessaires au voyageur : un passeport, une bonne santé, un viatique, et, s’il doit traverser des pays inconnus ou dangereux, des guides et une escorte. Admire comme l’Église pourvoit à tout cela !
Auprès de son fils mourant, elle appelle l’ambassadeur du Dieu de l’éternité, vers qui il doit se rendre. En effaçant ses péchés, l’absolution rétablit en lui l’image auguste dont la vue le fera reconnaître pour un membre de la grande famille catholique, qui rentre dans sa patrie ; et les autorités invisibles, échelonnées sur sa route, s’empresseront de lui prêter aide et protection.
L’Église ne s’en tient pas là. Elle veut que son fils parte en bonne santé. Par le sacrement des malades, elle rend l’intégrité à tous ses sens ; et, afin qu’ils demeurent inviolables, elle les cachète avec le sceau du rédempteur, dont la seule présence met en fuite les légions ennemies.
Mais le voyageur a besoin de nourriture : l’Église lui apporte son viatique. Ce viatique est le pain des forts qui le soutiendra dans ses défaillances, l’aliment de l’immortalité qui, lui communiquant ses propriétés divines, le rendra tel qu’il doit être, pour voir s’ouvrir devant lui les portes de la bienheureuse patrie.
Les préparatifs du voyage sont complets. Il ne reste plus qu’à donner le signal du départ et à placer le voyageur sous la conduite de guides fidèles et sous la garde d’une invincible escorte. Avec une assurance de foi, une tendresse de sentiments et une solennité de langage, à jamais inimitables, l’Église va s’acquitter de ce double soin.
S’approchant de son fils, elle lui dit : « Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu, le Père tout-puissant, qui vous a crée ; au nom de Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant, qui a souffert pour vous ; au nom du Saint-Esprit, qui a été répandu en vous ; au nom des Anges et des Archanges ; au nom des Trônes et des Dominations ; au nom des Principautés et des Puissances ; au nom des Chérubins et des Séraphins ; au nom des Patriarches et des Prophètes ; au nom des saints Apôtres et Evangélistes ; au nom des saints Martyrs et Confesseurs ; au nom des saints Solitaires et Ermites ; au nom des saintes Vierges et de tous les Saints. Que les légions infernales soient couvertes de confusion et que les ministres de Satan n’aient pas l’audace de s’opposer à votre passage. Qu’aujourd’hui même vous arriviez au pays de la paix, et que la sainte Sion soit votre demeure : par le même Jésus-Christ Notre-Seigneur ».
Quand on songe que tout cela est une réalité, on se demande quelle est la dignité de l’âme et quel monarque a jamais voyagé, défendu par une pareille garde, environné d’un si brillant cortége ?
Le voyageur est parti. Rien n’a été oublié pour assurer le succès de son voyage et préparer son entrée triomphante dans la terre des Vivants. Reste à consoler ses amis et ses proches ; car, pour l’Église, la plus tendre des mères, les douleurs de tous ses enfants sont ses propres douleurs.
A sa voix, ils suivent dans le temple la dépouille mortelle de celui qui vient de les quitter. Là, que fait l’Église ? Elle chante. Oui, mon cher Frédéric, tandis qu’on n’aperçoit dans le temple que des images lugubres et qu’on n’entend que le bruit des larmes et des sanglots, l’Eglise chante, elle chante toujours ! Quel est ce contraste ? Une mère peut-elle chanter à la mort de ses enfants ? Et de toutes les mères, l’Église n’est-elle pas la plus aimante ? Encore un coup, quel est ce mystère ?
Les soins dont elle nous environne depuis le berceau, ne permettent pas d’en douter : l’Église nous aime, et son amour est d’autant plus vif qu’il est plus noble. Dépositaire des promesses d’immortalité, elle les proclame hautement en présence de la mort. S’il y a quelques larmes dans sa voix, il y a aussi de la joie. Plus heureuse que Rachel, elle se console et nous console, parce qu’elle sait que ses fils lui seront rendus. Ainsi, dans les larmes des parents, la nature; dans les chants de l’Église, la foi. L’une s’attriste en disant : Mort ; l’autre se réjouit en répondant : Résurrection.
Entends-tu la mélodie si suave au coeur et si douce à l’oreille qui, au milieu du profond silence des divins mystères, retentit tout à coup sous les voûtes du temple ? interprète du Dieu de l’éternité, dont l’homme est l’immortelle image, le prêtre chante : « En haut les coeurs. Rien de plus digne, rien de plus juste, rien de plus salutaire, que de vous rendre partout et toujours des actions de grâces, Seigneur saint, Père tout-puissant, Dieu éternel, par Jésus-Christ Notre-Seigneur ; en qui vous nous avez donné l’espérance de la bienheureuse résurrection, afin qu’au moment, où la certitude de mourir attriste la nature, la promesse de l’immortalité future console la foi. Car à vos fidèles, Seigneur, la vie est changée, non ôtée, vita mutatur, non tollitur ; et, à la place de leur maison terrestre tombée en ruines, une demeure éternelle leur est préparée dans les cieux » (Le fond de cette admirable préface est de saint Grégoire).
Qu’en penses-tu ? L’Église peut-elle affirmer d’une manière plus solennelle que la vie d’ici-bas n’est pas la vie ? Elle l’affirme encore par un mot, qu’elle a introduit dans la langue de toutes les nations civilisées. Les cérémonies du temple étant achevées, elle conduit son enfant au lieu de son repos. Ce lieu s’appelle cimetière ; et cimetière veut dire dortoir : mot divin, mot révélateur, mot digne d’éternelles bénédictions.
« Nous appelons le cimetière, dortoir, dit la Bouche d’or de l’Orient, afin que vous sachiez que les morts ne sont pas morts, mais seulement endormis. Quelle consolation dans ce mot et quelle profonde philosophie ! Quand donc vous conduisez un mort au cimetière, ne vous désolez pas. Ce n’est pas à la mort que vous le conduisez, c’est au sommeil. Ce mot vous suffit pour adoucir toutes les douleurs ».
Le grand orateur a mille fois raison. Ce mot, non seulement console la nature, il donne encore à la douleur une dignité qui commande le respect et attire les sympathies. Connais-tu, cher ami, quelque chose de plus touchant et à la fois de plus noble, que la conduite de saint Augustin, à la mort de sa mère bien-aimée ?
« Nous étions arrivés à Ostie, où nous devions nous embarquer pour l’Afrique, lorsque ma tendre mère, votre digne servante, Seigneur, fut prise de la fièvre. Ayant le pressentiment de sa mort, elle nous dit : Vous déposerez ici mon corps, et vous vous souviendrez de prier pour moi à l’autel du Seigneur. Le neuvième jour de sa maladie, âgée de cinquante-six ans et moi de trente-trois, cette âme si religieuse et si bonne fut délivrée des liens du corps.
« Je pressais mes paupières pour retenir mes larmes ; mais ma douleur, douleur immense, refluait au fond de mon cœur ; puis, s’échappait en larmes abondantes que mes yeux s’efforçaient d’absorber. Cette lutte m’était très pénible. Le petit Adéodat pleurait tout haut. Nous le fîmes taire ; car il ne nous paraissait pas convenable d’honorer cette mort par des gémissements et par des cris, attendu que c’est ainsi qu’on a coutume de déplorer la misère des mourants et en quelque sorte leur anéantissement. Or, ma mère ne mourait pas misérablement, ni elle ne mourait pas tout entière. Ses exemples, sa foi, des preuves certaines nous en donnaient l’assurance.
« L’enfant calmé, Évodius prit le psautier et commença à chanter le psaume : Je chanterai la miséricorde du Seigneur. Tous ensemble nous y répondions. Vos paroles, Seigneur, adoucirent ma douleur et me donnèrent la force de la concentrer, tellement qu’on ne s’en aperçut ni à mes larmes ni à l’altération de mon visage. Le moment de la sépulture étant venu, nous portâmes le corps et nous le rendîmes à la terre, sans larmes. Il en fut de même pendant l’offrande du sacrifice de notre rédemption. Je ne pleurai pas ; mais intérieurement j’étais navré de douleur.
« Je me souvenais, Seigneur, de votre servante, je repassais dans ma mémoire sa vie, envers vous si pieuse et si sainte, et envers nous si douce et si exemplaire : et je m’en voyais subitement privé ; et seul je pleurai en votre présence sur elle et sur moi. Je donnai à mes larmes un libre cours, mon coeur s’y noya et y trouva le repos.
« Et maintenant, Seigneur, je vous le confesse dans cet écrit. Le lira qui voudra, et l’interprétera comme il voudra : S’il me trouve répréhensible d’avoir pleuré ma mère, pendant une petite partie d’une heure ; ma mère, que je voyais morte sous mes yeux, elle qui tant d’années m’avait pleuré pour me faire vivre à vos yeux, qu’il ne se moque pas de moi ; mais plutôt, s’il a une grande charité, qu’il pleure sur mes péchés devant Vous, Père de tous les frères de Votre Christ ».
Tous les siècles chrétiens, toutes les familles chrétiennes nous offrent d’innombrables exemples de cette noble douleur, dans laquelle brille l’accord vraiment sublime de la nature qui s’afflige, et de la foi qui console. Pourquoi sublime ? Parce que, sur les ruines même de l’homme, il proclame hautement que, la vie n’étant pas la vie, la mort n’est pas la mort. Ces exemples sont si instructifs et si souvent utiles dans le cours de notre existence, que je vais t’en citer un nouveau.
Tu sais combien le plus grand de nos rois, saint Louis, aimait sa mère. Jamais tendresse filiale ne fut mieux justifiée. Aux exemples et aux leçons de sa pieuse mère, Louis devait la conservation de son innocence baptismale et tous les trésors qu’elle renferme, pour le temps et pour l’éternité. Le saint roi, parti pour la croisade contre les Sarrasins, était à Jaffa, lorsqu’il apprit la mort de la reine Blanche, sa mère, arrivée le premier dimanche de l’Avent, premier jour de décembre 1262.
Le cardinal légat, Eudes de Châteauroux, qui la reçut le premier, prit avec lui Gilles, archevêque de Tyr, garde du sceau du roi, et Geoffroi de Beaulieu, son confesseur, de l’Ordre des Frères Prêcheurs. Le légat dit au roi qu’il désirait lui parler en secret dans sa chambre, en présence des deux autres. A son visage sérieux, le roi comprit qu’il lui apportait quelque triste nouvelle. Il les fit passer de sa chambre dans sa chapelle, où il s’assit devant l’autel et eux avec lui.
Alors le légat représenta au roi les grâces que Dieu lui avait faites depuis son enfance, entre autres de lui avoir donné une mère qui l’avait élevé si chrétiennement, et qui avait si sagement gouverné son royaume. Enfin, ne pouvant plus retenir ses sanglots et ses pleurs, il ajouta qu’elle était morte !
A cette parole, le roi jeta un grand cri ; puis, fondant en larmes, il s’agenouilla devant l’autel, et, joignant les mains, il dit avec une sensible dévotion : « Je vous rends grâces, Seigneur, de m’avoir prêté une si bonne mère ; Vous l’avez retirée quand il Vous a plu. Il est vrai que je l’aimais plus qu’aucune créature mortelle, comme elle le méritait bien ; mais, puisque c’est Votre bon plaisir, que Votre nom soit béni à jamais ! »
Ensuite, le légat ayant fait une courte prière pour la défunte, le roi dit qu’il voulait demeurer seul dans sa chapelle, et retint seulement son confesseur. Il resta quelque temps à méditer et à pleurer devant l’autel, après quoi son confesseur lui représenta modestement qu’il avait assez donné à la nature, et qu’il était temps d’écouter la raison éclairée par la foi.
Aussitôt le roi se leva et passa dans son oratoire, où il avait coutume de dire ses heures. Là, il récita avec son confesseur tout l’office des morts, et le confesseur admira que, nonobstant la douleur dont il était pénétré, il ne fit pas la moindre faute en récitant un si long office. Outre les nombreux services qu’il fit faire en Palestine pour sa mère, le saint roi envoya en France la charge d’un cheval de pierreries à distribuer aux églises, demandant des prières pour elle et pour lui.
Voilà le chrétien devant la mort.
A ses affirmations tant de fois réitérées, que la vie d’ici-bas n’est pas la vie, notre admirable mère ajoute une nouvelle force, par un mot plus significatif encore que celui de dortoir. Le dortoir suppose le sommeil, et le sommeil suppose une demi-vie. Cela ne suffit point à la foi de l’Église. Quand des miracles lui ont appris que quelques-uns de ses enfants sont arrivés au terme heureux de leur pèlerinage, elle appelle le jour de leur mort, le jour de leur naissance.
Chaque page de son martyrologe répète l’affirmation de leur glorieuse immortalité. Prends-le et tu liras : « A Jérusalem, à Rome, à Lyon, à Paris, à Narbonne, à Besançon, naissance de tel saint et de telle sainte qui, après la vie mourante, ou plutôt la mort vivante d’ici-bas, est entré en possession de la vie véritable ».
L’Église est tellement sûre de leur bonheur, que ce jour est pour elle un jour de fête. En déployant, pour le célébrer, toute la pompe de ses cérémonies, que fait-elle ? A la face du ciel et de la terre, elle porte à la mort ce sublime défi : O mort ! où est maintenant ta victoire, où est ton aiguillon ? (I Cor., XV, 55)
Je te laisse, mon cher Frédéric, sur cette éloquente protestation contre l’abjecte philosophie qui, ravalant l’homme au niveau de la brute, limite la vie à la durée fugitive de notre terrestre pèlerinage, et regarde la mort comme le retour au néant.
Tout à toi.
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