25.1.15

(Extraits choisis)

  Longtemps je me suis demandé pourquoi le bon Dieu avait des préférences, pourquoi toutes les âmes ne recevaient pas une mesure égale de grâces. Je m'étonnais de le voir prodiguer des faveurs extraordinaires à de grands pécheurs comme saint Paul, saint Augustin, sainte Madeleine et tant d'autres qu'il forçait, pour ainsi dire, à recevoir ses grâces. Je m'étonnais encore, en lisant la vie des saints, de voir Notre-Seigneur caresser du berceau à la tombe certaines âmes privilégiées, sans laisser sur leur passage aucun obstacle qui les empêchât de s'élever vers lui, ne permettant jamais au péché de ternir l'éclat immaculé de leur robe baptismale. Je me demandais pourquoi les pauvres sauvages, par exemple, mouraient en grand nombre sans même avoir entendu prononcer le nom de Dieu.
  Jésus a daigné m'instruire de ce mystère. Il a mis devant mes yeux le livre de la nature et j'ai compris que toutes les fleurs créées par lui sont belles ; que l'éclat de la rose et la blancheur du lis n'enlèvent pas le parfum de la petite violette, n'ôtent rien à la simplicité ravissante de la pâquerette. J'ai compris que, si toutes les petites fleurs voulaient être des roses, la nature perdrait sa parure printanière, les champs ne seraient plus émaillés de fleurettes.
  Ainsi en est-il dans le monde des âmes, ce jardin vivant du Seigneur. Il a trouvé bon de créer les grands saints qui peuvent se comparer aux lis et aux roses ; mais il en a créé aussi de plus petits, lesquels doivent se contenter d'être des pâquerettes ou de simples violettes destinées à réjouir ses regards divins lorsqu'il les abaisse à ses pieds. Plus les fleurs sont heureuses de faire sa volonté, plus elles sont parfaites.
  J'ai compris autre chose encore... J'ai compris que l'amour de Notre-Seigneur se révèle aussi bien dans l'âme la plus simple, qui ne résiste en rien à ses grâces, que dans l'âme la plus sublime. En effet, le propre de l'amour étant de s'abaisser, si toutes les âmes ressemblaient à celles des saints Docteurs qui ont illuminé l'Eglise, il semble que le bon Dieu ne descendrait point assez bas en venant jusqu'à elles. Mais il a créé l'enfant qui ne sait rien et ne fait entendre que de faibles cris ; il a créé le pauvre sauvage n'ayant pour se conduire que la loi naturelle, et c'est jusqu'à leurs cœurs qu'il daigne s'abaisser !
  Ce sont là les fleurs des champs dont la simplicité le ravit ; et, par cette action de descendre aussi bas, le Seigneur montre sa grandeur infinie. De même que le soleil éclaire à la fois le cèdre et la petite fleur, de même l'Astre divin illumine particulièrement chacune des âmes, grande ou petite, et tout correspond à son bien : comme dans la nature, les saisons sont disposées de manière à faire éclore, au jour marqué, la plus humble pâquerette.

  J'avais un grand désir de pratiquer la vertu, toutefois je m'y prenais d'une singulière façon : je n'étais pas habituée à me servir ; Céline faisait notre chambre, et moi je ne m'occupais d'aucun travail de ménage. Il m'arrivait quelquefois, pour faire plaisir au bon Dieu, de faire le lit, ou bien le soir d'aller, en l'absence de Céline, rentrer ses boutures et ses pots de fleurs. Comme je l'ai dit, c'était pour le bon Dieu tout seul que je faisais ces choses ; ainsi, je n'aurais pas dû attendre le merci des créatures. Hélas ! il en était tout autrement ; si Céline avait le malheur de ne pas paraître heureuse et surprise de mes petits services, je n'étais pas contente et le lui prouvais par mes larmes.
  S'il m'arrivait de causer involontairement de la peine à quelqu'un, au lieu d'en prendre le dessus, je me désolais à m'en rendre malade, ce qui augmentait ma faute plutôt que de la réparer ; et, lorsque je commençais à me consoler de la faute elle-même, je pleurais d'avoir pleuré.
  Je me faisais vraiment des peines de tout ! C'est le contraire maintenant ; le bon Dieu me fait la grâce de n'être abattue par aucune chose passagère. Quand je me souviens d'autrefois, mon âme déborde de reconnaissance ; par suite des faveurs que j'ai reçues du ciel, il s'est fait en moi un tel changement que je ne suis pas reconnaissable.

  Un soir, ne sachant comment dire à Jésus que je l'aimais et combien je désirais qu'il fût partout servi et glorifié, je pensais avec douleur qu'il ne monterait jamais des abîmes de l'enfer un seul acte d'amour. Alors, je m'écriai que, de bon cœur, je consentirais à me voir plongée dans ce lieu de tourments et de blasphèmes pour qu'il y fût aimé éternellement. Cela ne pourrait le glorifier, puisqu'il ne désire que notre bonheur ; mais, quand on aime, on éprouve le besoin de dire mille folies. Si je parlais ainsi, ce n'était pas que le ciel n'excitât mon envie ; mais, alors, mon ciel à moi n'était autre que l'amour, et je sentais, dans mon ardeur, que rien ne pourrait me détacher de l'objet divin qui m'avait ravie...
  Vers cette époque, Notre-Seigneur me donna la consolation de voir de près des âmes d'enfants. Voici en quelle circonstance : pendant la maladie d'une pauvre mère de famille, je m'occupai beaucoup de ses deux petites filles dont l'aînée n'avait pas six ans. C'était un vrai plaisir pour moi de voir avec quelle candeur elles ajoutaient foi à tout ce que je leur disais. Il faut que le saint baptême dépose dans les âmes un germe bien profond des vertus théologales puisque, dès l'enfance, l'espoir des biens futurs suffit pour faire accepter des sacrifices. Lorsque je voulais voir mes deux petites filles bien conciliantes entre elles, au lieu de leur promettre des jouets et des bonbons, je leur parlais des récompenses éternelles que le petit Jésus donnera aux enfants sages. L'aînée, dont la raison commençait à se développer, me regardait avec une expression de vive joie et me faisait mille questions charmantes sur le petit Jésus et son beau ciel. Elle me promettait ensuite avec enthousiasme de toujours céder à sa sœur, ajoutant que, jamais de sa vie, elle n'oublierait les leçons de « la grande demoiselle » - c'est ainsi qu'elle m'appelait.
  Considérant ces âmes innocentes, je les comparais à une cire molle sur laquelle on peut graver toute empreinte : celle du mal, hélas ! comme celle du bien ; et je compris la parole de Jésus : Qu'il vaudrait mieux être jeté à la mer que de scandaliser un seul de ces petits enfants. Ah ! que d'âmes arriveraient à une haute sainteté si, dès le principe, elles étaient bien dirigées !
  Je le sais, Dieu n'a besoin de personne pour accomplir son œuvre de sanctification ; mais, comme il permet à un habile jardinier d'élever des plantes rares et délicates, lui donnant à cet effet la science nécessaire, tout en se réservant le soin de féconder ; ainsi veut-il être aidé dans sa divine culture des âmes. Qu'arriverait-il si un horticulteur maladroit ne greffait pas bien ses arbres ? S'il ne savait pas reconnaître la nature de chacun et voulait faire éclore, par exemple, des roses sur un pêcher ?
  Cela me fait souvenir qu'autrefois, parmi mes oiseaux, j'avais un serin qui chantait à ravir ; j'avais aussi un petit linot, auquel je prodiguais des soins particuliers, l'ayant adopté à sa sortie du nid. Ce pauvre petit prisonnier, privé des leçons de musique de ses parents et n'entendant, du matin au soir, que les joyeuses roulades du serin, voulut l'imiter un beau jour. - Difficile entreprise pour un linot ! - C'était charmant de voir les efforts de ce pauvre petit, dont la douce voix eut bien du mal à s'accorder avec les notes vibrantes de son maître. Il y arriva cependant, à ma grande surprise, et son chant devint absolument le même que celui du serin.

  Mon Dieu, que les voies par lesquelles vous conduisez les âmes sont différentes ! Dans la vie des saints, nous en voyons un grand nombre qui n'ont laissé rien d'eux après leur mort : pas le moindre souvenir, pas le moindre écrit. Il en est d'autres, au contraire, comme notre Mère sainte Thérèse (d'Avila), qui ont enrichi l'Eglise de leur doctrine sublime, ne craignant pas de révéler les secrets du Roi, afin qu'il soit plus connu, plus aimé des âmes. Laquelle de ces deux manières plaît le mieux à Notre-Seigneur ? Il me semble qu'elles lui sont également agréables.
  Tous les bien-aimés de Dieu ont suivi le mouvement de l'Esprit-Saint qui a fait écrire au prophète : « Dites au juste que tout est bien. » Oui, tout est bien lorsqu'on ne cherche que la volonté divine ; c'est pour cela que moi, pauvre petite fleur, j'obéis à Jésus en essayant de faire plaisir à celle qui me le représente ici-bas (la Révérende Mère_Marie de Gonzague).

  Vous le savez, ma Mère, mon désir a toujours été de devenir sainte ; mais, hélas ! j'ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée aux saints, qu'il existe entre eux et moi la même différence que nous voyons dans la nature entre une montagne dont le sommet se perd dans les nuages, et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des passants.
  Au lieu de me décourager, je me suis dit : « Le bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables ; je puis donc, malgré ma petitesse, aspirer à la sainteté. Me grandir, c'est impossible ! Je dois me supporter telle que je suis, avec mes imperfections sans nombre ; mais je veux chercher le moyen d'aller au ciel par une petite voie toute nouvelle. Nous sommes dans un siècle d'inventions : maintenant ce n'est plus la peine de gravir les marches d'un escalier ; chez les riches, un ascenseur le remplace avantageusement. Moi, je voudrais aussi trouver un ascenseur pour m'élever jusqu'à Jésus ; car je suis trop petite pour gravir le rude escalier de la perfection. »
  Alors j'ai demandé aux Livres saints l'indication de l'ascenseur, objet de mon désir ; et j'ai lu ces mots sortis de la bouche même de la Sagesse éternelle : « Si quelqu'un est TOUT PETIT, qu'il vienne à moi. » Je me suis donc approchée de Dieu, devinant bien que j'avais découvert ce que je cherchais ; voulant savoir encore ce qu'il ferait au tout petit, j'ai continué mes recherches et voici ce que j'ai trouvé : « Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein, et je vous balancerai sur mes genoux. »
  Ah ! jamais paroles plus tendres, plus mélodieuses ne sont venues réjouir mon âme. L'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! Pour cela je n'ai pas besoin de grandir, il faut au contraire que je reste petite, que je le devienne de plus en plus. O mon Dieu, vous avez dépassé mon attente, et moi je veux chanter vos miséricordes ! Vous m'avez instruite dès ma jeunesse, et jusqu'à présent j'ai annoncé vos merveilles ; je continuerai de les publier dans l'âge le plus avancé.

  Si la toile peinte par un artiste pouvait penser et parler, certainement elle ne se plaindrait pas d'être sans cesse touchée et retouchée par le pinceau ; elle n'envierait pas non plus le sort de cet objet, sachant que ce n'est point au pinceau, mais à l'artiste qui le dirige, qu'elle doit la beauté dont elle est revêtue. Le pinceau de son côté ne pourrait se glorifier du chef-d'oeuvre exécuté par son moyen, car il n'ignorerait pas que les artistes ne sont jamais embarrassés, qu'ils se jouent des difficultés et se servent parfois des instruments les plus faibles, les plus défectueux.
  Ma Mère bien-aimée, je suis un petit pinceau que Jésus a choisi pour peindre son image dans les âmes que vous m'avez confiées. Un artiste a plusieurs pinceaux, il lui en faut au moins deux ; le premier, qui est le plus utile, donne les teintes générales et couvre complètement la toile en fort peu de temps ; l'autre, plus petit, sert pour les détails. Ma Mère, c'est vous qui me représentez le précieux pinceau que la main de Jésus tient avec amour, lorsqu'Il veut faire un grand travail dans l'âme de vos enfants ; et moi, je suis le tout petit qu'Il daigne employer ensuite pour les moindres détails.
  La première fois que le divin Maître saisit son petit pinceau, ce fut vers le 8 décembre 1892 ; je me rappellerai toujours cette époque comme un temps de grâces.
  En entrant au Carmel, je trouvai au noviciat une compagne plus âgée que moi de huit ans ; et, malgré la différence des années, il s'établit entre nous une véritable intimité. Pour favoriser cette affection qui semblait propre à donner des fruits de vertu, de petits entretiens spirituels nous furent permis : ma chère petite compagne me charmait par son innocence, son caractère expansif et ouvert ; mais, d'un autre côté, je m'étonnais de voir combien son affection pour vous, ma Mère, était différente de la mienne ; de plus, bien des choses dans sa conduite me paraissaient regrettables. Cependant, le bon Dieu me faisait déjà comprendre qu'il est des âmes que sa miséricorde ne se lasse pas d'attendre, auxquelles Il ne donne sa lumière que par degrés ; aussi je me gardais bien de vouloir devancer son heure.
  Réfléchissant un jour sur cette permission qui nous avait été donnée de nous entretenir ensemble, comme il est dit dans nos saintes constitutions : «  pour nous enflammer davantage en l'amour de notre époux », je pensai avec tristesse que nos conversations n'atteignaient pas le but désiré ; et je vis clairement qu'il ne fallait plus craindre de parler, ou bien alors cesser des entretiens qui ressemblaient à ceux des amies du monde. Je suppliai Notre-Seigneur de mettre sur mes lèvres des paroles douces et convaincantes, ou plutôt de parler Lui-Même par moi. Il exauça ma prière ;  car ceux qui tourneront leurs regards vers lui en seront éclairés, et la lumière s'est levée dans les ténèbres pour ceux qui ont le coeur droit. La première parole, je me l'applique à moi-même, et la seconde à ma compagne qui véritablement avait le coeur droit.
  A l'heure marquée pour notre entrevue, ma pauvre petite sœur vit bien dès le début que je n'étais plus la même, elle s'assit à mes côtés en rougissant ; alors, la pressant sur mon coeur, je lui dis avec tendresse tout ce que je pensais d'elle. Je lui montrai en quoi consiste le véritable amour, je lui prouvai qu'en aimant sa Mère Prieure d'une affection naturelle, c'était elle-même qu'elle aimait ; je lui confiai les sacrifices que j'avais été obligée de faire à ce sujet au commencement de ma vie religieuse, et bientôt ses larmes se mêlèrent aux miennes. Elle convint très humblement de ses torts, reconnut que je disais vrai, et me promit de commencer une vie nouvelle, me demandant comme une grâce de l'avertir toujours de ses fautes. A partir de ce moment, notre affection devint toute spirituelle ; en nous se réalisait l'oracle de l'Esprit-Saint : Le frère qui est aidé par son frère est comme une ville fortifiée.
  O ma Mère, vous savez bien que je n'avais pas l'intention de détourner de vous ma compagne, je voulais seulement lui dire que le véritable amour se nourrit de sacrifices, et que plus l'âme se refuse de satisfactions naturelles, plus sa tendresse devient forte et désintéressée.

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