2.5.16

(EXTRAITS CHOISIS)

  Je regarde autour de moi : je vois un siècle, un monde, une jeunesse, qui ne cessent de parler de dignité humaine, d’émancipation, de liberté. Ces mots, vides de sens, ou pleins d’un sens mauvais, rendent le siècle, le monde, la jeunesse, ingouvernables. Impatients du joug de toute autorité divine, sociale, civile, paternelle, ils s’en vont répétant à tout ce qu’ils rencontrent : Respectez-moi.
  Très bien ; mais, si tu veux être respecté, commence par te respecter. Le respect des autres pour nous se mesure à celui que nous avons pour nous-même. La cruauté, l’hypocrisie, la débauche, le vice doré, ganté, fardé, empanaché, éperonné, couronné, peut inspirer la crainte : obtenir le respect, jamais. Or, l’homme actuel, jeune homme ou vieillard, qui ne fait plus le signe de la croix, se respecte-t-il ? Faisons un essai d’autopsie.
  La plus noble partie de l’homme, c’est son âme et la plus noble faculté de son âme, c’est l’intelligence. Vase précieux, façonné de la main de Dieu même pour recevoir la vérité, rien que la vérité : tout ce qui n’est pas la vérité le souille et le profane. L’homme actuel respecte-t-il son intelligence ? Est-ce la vérité qu’il y dépose ? Il n’a que du dégoût pour les sources pures d’où elle découle. Oracles divins, sermons, livres d’ascétisme ou de philosophie chrétienne, lui donnent des nausées.
  Si tu descends dans cette intelligence baptisée, tu te croiras dans une boutique de bric-à-brac. Là, tu trouves entassés pêle-mêle des ignorances, des billevesées, des frivolités, des préjugés, des mensonges, des erreurs, des doutes, des objections, des négations, des impiétés, des niaiseries, des riens. Triste spectacle, qui me rappelle l’autruche morte dernièrement à Lyon. Tu sais qu’à l’autopsie, un des estomacs du stupide animal a présenté un vrai magasin de vieille ferraille, de bouts de corde et de bouts de bois. Voilà de quoi nourrit son intelligence l’homme qui ne fait plus le signe de la croix. Voilà de quelle manière il la respecte.
  Et son coeur ? Dispense-moi, cher Frédéric, de t’en révéler les ignominies. Au lieu de se faire en haut, ses mouvements se font en bas. Au lieu de s’élever comme l’aigle, il rampe comme la chenille. Au lieu de se nourrir comme l’abeille du suc parfumé des fleurs, comme la mouche stercoraire il s’abat sur l’ordure. Pas une violation de la loi immaculée devant laquelle il recule ; pas une souillure qu’il s’épargne. Et, déjà tu as pu t’en convaincre, la bouche parlant de l’abondance du coeur, son gosier est comme le soupirail d’un sépulcre en putréfaction.
  Et son corps ? Jeune homme, qui trouves au-dessous de toi de faire le signe de la croix, tu te crois un grand esprit : tu fais pitié. Tu te crois indépendant ; tu es esclave. Tu ne veux pas t’honorer en faisant ce que fait l’élite de l’humanité ; par un juste châtiment, tu te déshonoreras en faisant ce que fait de plus honteux la lie de l’humanité. Ta main ne touchera pas ton front du signe divin, et elle touchera ce qu’elle ne devrait jamais toucher.
  Tu ne veux armer du signe protecteur ni tes yeux, ni tes lèvres, ni ta poitrine : et tes yeux se souilleront en regardant ce qu’ils ne devraient pas regarder ; et tes lèvres, bavard muet, loquaces muti, comme parle un grand génie, ne diront rien de ce qu’elles devraient dire, diront tout ce qu’elles ne devraient pas dire ; et ta poitrine, autel profané, brûlera d’un feu dont le nom seul est une honte. Ceci est de l’histoire intime. Tu peux la nier ; tu ne l’effaceras pas. Écrite sur ce papier avec de l’encre, elle se lit dans toutes les parties de ton être, écrite avec le sang du péché, in sanguine peccati.
  Et sa vie ! L’homme qui ne fait pas, ou qui ne fait plus le signe de la croix, perd l’estime de sa vie. Il la vilipende, il la gaspille ; car jamais il ne la prend au sérieux. Faire de la nuit le jour et du jour la nuit ; travailler peu, dormir beaucoup ; manger délicatement ; ne rien refuser à ses goûts ; se consumer pour le temps sans rapport avec l’éternité, c’est-à-dire tisser des toiles d’araignée, prendre des mouches et bâtir des châteaux de cartes ; en un mot, user de la vie comme si on en était propriétaire : ce n’est pas la prendre au sérieux. Prendre la vie au sérieux, c’est en faire l’usage voulu par celui qui nous l’a confiée et qui nous en demandera compte, non pas en bloc, mais en détail ; non par année, mais par minute.
  Quand le contempteur du signe divin, qui devrait ennoblir sa vie en lui inspirant le respect de son âme et de son corps, s’est fatigué dans la voie de la bagatelle et de l’iniquité, que fait-il ? Trop souvent il rejette la vie comme un fardeau insupportable. Se regardant comme une bête, pour laquelle il n’y a ni crainte ni espérance au delà du tombeau, il se tue.
  Ici, mon bon Frédéric, comment t’exprimer ma douleur ? Ce que l’Apôtre, ravi d’admiration, disait des merveilles du ciel : que l’oeil de l’homme n’a rien vu, son oreille rien entendu, son esprit rien conçu de semblable, il faut le dire aujourd’hui en gémissant, en rougissant, en tremblant. Non ; à aucune époque, sous aucun climat, chez aucun peuple, même païen, même anthropophage, l’oeil de l’homme n’a vu, son oreille n’a entendu, son esprit n’a conçu ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous touchons de nos mains : quoi ? Le suicide ; le suicide sur une échelle sans analogue dans l’histoire. En France seulement, cent mille suicides, dans les trente dernières années. Cent mille ! et la progression va toujours croissant.
  Or, j’en ai la certitude, sans en avoir la preuve, sur ces cent mille désespérés, plus de quatre-vingt-dix-neuf mille avaient perdu l’usage de faire souvent, sérieusement, religieusement le signe de la croix.

  Que sait-il donc, ce monde moderne, ce siècle de lumières, qui ne sait plus faire le signe de la croix ? Ni plus ni moins que les païens, ses maîtres et ses modèles. Il sait et il adore le Dieu-Moi, le Dieu-Commerce, le Dieu-Coton, le Dieu-Écu, le Dieu-Ventre, Deus venter. Il sait et il adore la Déesse-Industrie, la Déesse-Vapeur, la Déesse-Électricité. Moyen de satisfaire toutes ses convoitises, il sait et il adore la science de la matière, la chimie, la physique, la mécanique, la dynamique, les sels, les essences, les quintessences, les sulfates, les nitrates, les carbonates. Voilà ses Dieux, son culte, sa théologie, sa philosophie, sa politique, sa morale, sa vie.
  Encore quelques progrès, et il en saura autant que les contemporains de Noé, destinés à périr dans les eaux du déluge. Pour eux aussi, toute la science consistait à connaître et à adorer les dieux du monde moderne : à boire, à manger, à bâtir, à vendre, à acheter, à marier, à se marier. L’homme avait concentré sa vie dans la matière. Lui-même était devenu chair, ignorant comme la chair, souillé comme la chair.

  Celui-là se déshonore aux yeux de tout ce qui est homme, qui se met volontairement au rang des bêtes. Or, jusqu’ici on ne connaissait dans la nature qu’une sorte d’êtres qui mangeassent sans prier. Aujourd’hui on en connaît deux : les bêtes et ceux qui leur ressemblent. Je dis qui leur ressemblent ; car, entre un homme qui mange sans prier et un chien, quelle différence y a-t-il ? Pour moi je n’en vois qu’une et l’Académie des sciences non plus : le premier est un bipède, et le second un quadrupède ; mais tous deux sont des bêtes. Bipède ou quadrupède, assis ou couché, gazouillant, jasant ou grognant, ils ont, l’un comme l’autre, les mains ou les pattes, les yeux, le coeur et les dents enfoncés dans la matière, dévorant stupidement leur pâture sans lever la tête vers la main qui la donne. L’homme qui agit ainsi se déclasse. Bête il se met à table, bête il y reste, bête il en sort.

  Il y a aujourd’hui deux religions : la religion du respect et la religion du mépris.
  La première respecte Dieu, l’Église, l’autorité, la tradition, l’âme, le corps, les créatures. Pour elle, tout est sacré ; car tout vient de Dieu, tout appartient à Dieu, tout doit retourner à Dieu. Elle m’apprend à user de tout en esprit de dépendance, car rien n’est à moi ; en esprit de crainte, car il faudra rendre compte de tout ; en esprit de reconnaissance, car tout est bienfait, même l’air que je respire.
  La seconde méprise tout : Dieu, l’Église, l’autorité, la tradition, l’âme, le corps et les créatures. Ses sectaires usent et abusent de la vie et des biens de Dieu, comme s’ils en étaient propriétaires, et propriétaires irresponsables. La première porte écrit sur sa bannière : reconnaissance ; la seconde : ingratitude.
  L’une et l’autre signalent leur présence au moment où l’homme s’assimile, par la manducation, les dons divins nécessaires à sa vie. Fidèle à la religion du respect, l’élite de l’humanité prie et rend grâces. Elle a trop le sentiment de sa dignité, pour se confondre avec la bête ; et trop le sentiment du devoir, pour rester muette à la vue des biens dont elle est comblée.
  Si l’ingratitude à l’égard de l’homme est odieuse, elle la trouve, avec raison, mille fois plus odieuse à l’égard de Dieu. Être esclave d’un pareil vice, est une flétrissure qu’elle n’accepte pas. Honte à celui pour qui la reconnaissance est un poids difficile à porter : le coeur ingrat ne fut jamais un bon coeur.
  L’adepte de la religion du mépris rougit de la reconnaissance. Et il mange comme la bête, ou comme le fils dénaturé qui ne trouve, ni dans son coeur un sentiment de tendresse, ni sur ses lèvres un mot de gratitude pour le père, dont l’inépuisable bonté pourvoit à ses besoins et même à ses plaisirs. « Le voyez-vous, disait un illustre chancelier d’Angleterre, cet enfant bien élevé qui, assis à la table de son père, mange son pain sans jamais parler de lui, l’outrage souvent par ses paroles, et, à peine repu, lui tourne le dos, comme l’étranger auquel il ne doit rien! »
  Et parce qu’il s’affranchit du devoir, il se croit libre ! Il se proclame indépendant ! Indépendant de qui et de quoi ? Indépendant de tout ce qu’il faut respecter et chérir : dépendant de tout ce qu’il faut haïr et mépriser. Glorieuse indépendance, vraiment !

  Ce qu’est le soleil dans le monde physique, Dieu l’est à tous égards, et plus encore, dans le monde moral. Qu’au lieu de continuer à verser sur le globe ses torrents de lumière et de chaleur, le soleil s’éteigne tout à coup : imagine ce que devient la nature.
  À l’instant, la végétation s’arrête ; les fleuves et les mers deviennent des plaines de glace, la terre se durcit comme le rocher. Tous les animaux malfaisants, que la lumière enchaîne au fond des forêts, sortent de leurs cavernes, et par d’affreux hurlements, s’appellent au carnage. Le trouble et l’épouvante s’emparent de l’homme. Partout règnent la confusion, le désespoir, la mort : quelques jours suffisent pour ramener le monde au chaos.
  Que Dieu, soleil nécessaire des intelligences, vienne à disparaître : aussitôt la vie morale s’éteint. Toutes les notions du bien et du mal s’effacent. La vérité et l’erreur, le juste et l’injuste se confondent dans le droit du plus fort. Au milieu de ces épaisses ténèbres, toutes les hideuses cupidités, tous les instincts sanguinaires, assoupis dans le coeur de l’homme, se réveillent, se déchaînent, et, sans crainte comme sans remords, se disputent les lambeaux mutilés des fortunes, des cités et des empires. La guerre est partout : guerre de tous contre tous, qui fait du monde un vaste repaire de voleurs et d’assassins.
  Ce spectacle, l’oeil de l’homme ne l’a jamais vu, pas plus qu’il n’a vu l’univers sans l’astre qui le vivifie. Mais ce qu’il a vu, c’est un monde où, semblable au soleil voilé par d’épais nuages, l’idée de Dieu ne jetait plus qu’une lueur incertaine.
  Alors les tâtonnements sans fin, des systèmes creux et immoraux, des superstitions grossières et cruelles, les passions à la place des lois, les crimes à la place des vertus, le matérialisme à la base, le despotisme au sommet, l’égoïsme partout, avec les combats de gladiateurs et les festins de chair humaine.

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